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  • Phloème

    Phloème

     

    Editions de l’Atlantique

    Christopher Lapierre

    Prix : 18 €

     

    L’horreur des humeurs 

     

    Parler d’un grand amour comme d’un « amour viscéral » (p. 76) n’est peut-être pas un lieu commun, plutôt la localisation exacte de la passion dévorante. On aime alors avec son corps et non plus son cœur comme le voulait la plus plate des traditions lyriques. S’étonnera-t-on que la syntaxe soit heurtée ou que le verbe bégaie selon l’injonction de Deleuze ? Il faut « dire qui manque » (p. 5), et c’est d’abord à sa propre syntaxe que cette poésie manque : « Saignée, par les lèvres / Au barbelé de la respiration / Syncope. / Rien, / Au barbelé de la respiration » (p. 14).

    Mais ces saccades rythmiques laissent pourtant filtrer un sens univoque, à ceci près que cette signification et cette expression ne passent pas par un mol épanchement du sujet, ni par l’absentement de ce sujet devant le jeu aléatoire du signifiant, mais par l’assujettissement de la parole à une matière poétique. Bachelard disait de l’écriture littéraire qu’elle était nécessairement enserrée dans la gangue d’un des quatre éléments – air, eau, terre ou feu – et que cette matière poétique était comme l’inconscient matériel de tout poète. Il fallait alors et toujours puiser son inconscient poétique à une matière élémentaire.

    Mais ici, la matière poétique n’est autre que le corps même, et plus précisément la peau, considérée dans ses sécrétions et ses blessures. Christopher Lapierre puise donc dans un inconscient cutané, dermique, épidermique. D’ailleurs, toute nouvelle de soi, tout récit poétique ne vient-il pas d’abord du corps[1] ? Ici, le jeune poète ne nous épargne rien : « pus » (p. 10) et « plaie » (p. 19), « cloque » (p. 31) et « coutures » (p. 19), « pleurs » (p. 10) et « moiteur » (p. 36). Mais de toute façon, comment rester physiquement indemne d’un tel amour ? : « toi et moi s’aimaient comme la lèpre » (p. 14), ouvre assez rapidement le recueil.

    Ces corps qui se conjuguent devraient normalement dessiner un espace intime et rassurant, quelque « préau dedans » (p. 23), quelque cavité « greffée au-dedans » (p. 14). Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un dedans plus qu’inquiétant, unheimlich ou uncanny. À la différence de Michaux chez qui les espaces dessinaient encore une rondeur rassurante, forclose de toute perturbation, l’intériorité ici dessinée suggère bientôt la régression ou l’involution dirait encore Deleuze : « écoute-moi inguérir » (p. 21) demande l’amant, qui constate les multiples tentatives « innervées » (p. 12), puis regarde les yeux de l’aimée « qui s’invoyagent » (p. 22). « Ô insurmonte-moi » (p. 28), finit par implorer le poète, et la relation se fait alors « instase » (p. 24) ou « rivière instatique » (p. 24).

    Fallait-il des eaux salvatrices pour cautériser ces plaies ? Eaux-fortes, eaux vierges ou eaux-de-vie, qui enfin ex-haussent, fluidifient le mètre et nous épargnent l’horreur des humeurs. La vie redeviendra-t-elle « jaillissement » (p. 73) et « éclosion » (p. 77) ? Mais finissons par le milieu : « L’amour, l’amour. Je n’ai pas trouvé ta forme, mais je t’aime » (p. 57).

    Alexis CARTONNET

     



    [1] Christopher Lapierre, entretien avec l’auteur. Le prochain recueil contiendra d’ailleurs une section intitulée « Nouvelles du corps ».