Snowdon King,
ASLRQ Éditions,
Pierrefonds, Québec,
116 pages.
PASSAGE DES SEUILS
Le processus d'écriture de Ionut Caragea (Alias Snowdon King) dans "La Suprême émotion" constitue le lieu d'une enquête préliminaire. Le poète d'origine roumaine - et même s'il prend un nom à l'américaine, on verra pourquoi plus loin - ne joue pas pour autant à cache-cache avec son histoire. Son livre donne l'effet d'un puzzle. En effet ce dernier ne se laisse connaître que sous formes d'indices dispersés. Prenant le risque de la poésie (donc de l'écriture de soi) Snowdon King cherche à donner une assise à l'afflux de tout ce qu'il draine en lui. Les dépôts de vies (le "s" est important puisque par l'exil il en connaît déjà deux) et de lectures se transforment en impulsions et effluves poétiques. "La suprême émotion" devient une sorte de journal intime qui roule des mers intérieures de la Caspienne à l'embouchure du Saint Laurent.
Surgit un autoportrait fiévreux et lyrique. Il contient de belles réflexions, des moments rares d'intensité même si la poésie demeure parfois emphatique et ouvre à quelques (rares) réticences. Mais Snowdon King est jeune. Or le chemin de la poésie est long. Il faut du temps pour faire bouger la langue. Reste tout de même des oratorios de la douleur et de la rédemption au sein d'un univers qui à n'en pas douter deviendra singulier. Les germes sont là d'un souffle et d'un condensé humain à la recherche de la réconciliation. Dès lors ce qui compte n'est plus : 'qu'est-ce qui se dit du monde dans la poésie ? "mais comment ?". Chaque poème inscrit un moment donné. Il correspond par son souffle à des événements vécus.
Par ailleurs le poète n'a de cesse de chercher des rapports entre l'écriture et la vie. Rien ne l'oppose donc à ce qui serait le réel, au contraire. En ce sens la question de l'amour est importante pour lui. S'y joue bien plus que sous toute autre forme le lien au monde. Celui-ci passe aussi par le choix du "format" des poèmes. Certains permettent de faire un type d'inscriptions. Mais celles-ci se modifient à chaque transfert de formats. Les petits réclament de plus réduits encore. Plus loin, à l'inverse, tout doit s'élargir vers quelque chose de plus grand. Pour Snowdon King il ne peut donc pas y avoir de stockage des formats prédéfinis.
Leurs choix s'effectuent dans la continuité et l'impératif "logique" du travail de reprise et de conquête du poète. Et ce même si l'auteur se bat pour conquérir l'essence de sa voix la plus profonde :
"D'où venez-vous, mes mots
De quelle maçonnerie de la nuit
De quelle magie blanche de la neige éternelle
De quel cœur dont les fenêtres sont fermées
Peut-être une boîte à surprise
De désirs sans fond"
écrit-il dans "La magie des mots aux dents acérées". Il prouve là combien la poésie est une exigence. Car pour le poète les mots sont aussi "naturels" qu'énigmatiques. Et parfois ils se déploient à la manière d'arabesques matissiennes - même s'ils sont traités d'autres fois de manière brutale puisque tracés par la succession d'interventions particulières dont ils tentent de conserver l'état particulier.
L'ambition de Snowdon n'est pas de créer de la poésie de poète, pas plus que d'en faire un jeu qui limiterait les textes à un délassement. Il s'agit de l'envie de se confronter avec l'idée de la matière poétique en tant que matière du monde. L'ambition est majeure. Elle réclamera encore de l'approfondissement mais elle donne l'occasion d'une confrontation avec une masse, un poids, une épaisseur de vie. Elle est traitée par couches. Cela permet déjà d'envisager la question de la densité même si parfois une part de "jeu" ou de distance permettrait paradoxalement une respiration plus ample en une sortie de l'étouffement.
Néanmoins ce texte permet à Snowdon King d'éprouver ses vies et de les accepter. C'est aussi un pari pour lui de voir comment son travail va se développer dans un lieu et un contexte particulier. Influencé par ce qui le précède, le poète ne tourne pas autour du pot. Son écriture devient une manière de dire la difficulté de s'extraire de certains chemins pour en trouver de nouveau même
"s’il n'est pas jusqu'au moindre départ
qui ne laisse derrière lui un retour".
Par ce biais Snowdon King aborde aussi la question des limites et des seuils tout en accordant à la poésie ce qu'on lui refuse trop souvent aujourd'hui : le privilège d'une beauté plus agissante que décorative.
L'écriture devient le moyen de franchir des passages, d'explorer le rapport du "fond" au "motif". Cela renvoie à une forme de dilatation de l'expérience vécue.
La poésie reste en conséquence capable de passer d'une logique d'espace "européen" (espace centripète) à un espace plus "américain" (centrifuge). D'où sans doute la volonté du poète de changer de nom. Cela n'est jamais innocent et révèle une manière de parier sur le futur plus que de se crucifier au passé. Certes la situation du poète fait que son héritage est complexe mais celui-ci impose la nécessité inhérente de passer des seuils. D'ailleurs le poème se distancie de l'espace. Il prend place sur une surface qui peut excéder le présent. Entre la vie et son inscription poétique surgit une nouvelle source d'expérience : celle des livres à venir. C'est pourquoi "La suprême émotion" reste un livre avenir.
JPGP