Francesca Y. Caroutch
Éditions du Cygne.
ISBN : 978-2-84924-139-4
13 x 20 cm
92 pages
12,00 €
La poésie de Francesca Y. Caroutch permet la jonction de l'altitude la plus vertigineuse avec le corps dans ce qu'il a de plus temporel, d'instantané et de tellurique donc de plus abyssal. C'est à travers lui que la poétesse donne le point d'appui et de référence à l'incommensurable. Ne nous y trompons donc pas : chez elle la métaphysique ne vient pas d'en haut mais d'en bas. Du ras de la conscience voire même de dessous la peau de l'inconscient.
Mais cette métaphysique (fruit - qui sait ? - d'un manque de la jouissance liée à l'amour et la connaissance) demeurerait naïve et sourde si elle ne passait pas par le filtre de la conscience. Toutefois il ne s'agit pas de transformer la bête en ange mais simplement d'ouvrir une nouvelle dimension à la jouissance. Écoutons l'auteur :
“Les plaisirs des sens
auxquels on ne s'attache pas
Sont des alliés de l'éveil” (p. 41).
Tout est là. C'est le moyen de sceller l'homme à l'univers dans une dimension essentielle.
À travers une poésie se mêlent à des fragments de mémoire, de réelles visions inspirées souvent par des espaces italiens. Ils contrastent avec le motif intime - lieu clos où s’absorbe sa vie et s’accomplit son œuvre. Francesca Y. Caroutch donne à la nature humaine l'effusion du nombre. Tout dans son livre est en mouvance vers le "signal" :
"éclair bleu dans la faïence de l'été" (p. 30).
Au sein de la rencontre d’images chères à l’artiste naît une création originale qui ne dissimule pas une propension à dévoiler une intimité. Cependant on est bien loin de ces évocations "domestiques" où s’éprouve une sociabilité apaisante ou encore une attention portée aux images furtives du paradis d’enfance.
Chez la poétesse ce qui est retenu appartient à des moments de vie. Ils s’épanouissent à contretemps. Comme si c’était la marge, le bord des choses, quelque part entre solitude et liberté qui comptaient. On est loin d'un panthéisme béat, d’une recherche d’un bonheur perdu. On revient à la source même de l'écriture, de ses fissures. Car la poétesse cède parfois à la brisure contre l'intégrité de l'étendue même si c'est bien cette dernière qui est recherchée. En conséquence ce qui devient saisissant d’un point de vue poétique, est précisément le paradoxe d’une écriture vouée de livre en livre à communiquer une véritable phénoménologie cachée de la vie dans ce qu'elle a de plus intime et de plus large aussi.
Tout lecteur des sublimes "Clameurs nomades" se trouve confronté à l’apparente clarté structurelle de ses fragments inspirés largement par l’épreuve de la nature, du temps ou de choses vues ou plutôt ressentie au plus profond de l’expérience intérieure. Une configuration minimale s’impose alors, identifiable dès la première lecture et bientôt récursive d’un fragment à l’autre. Dès lors surgit
"Dans ce chaudron sans fond
l'enfer des miracles"(p. 31)
La sensation n'est plus proustienne. Elle devient le médium privilégié par lequel s’opère la révélation. Celle-ci ne se contente plus de ressusciter ou de ressasser les traits du passé. La mise en perspective est beaucoup plus intéressante et porte l'écriture loin des sentiers battus. Derrière les fragments qui s’enchaînent sur le mode disjonctif une autre "scénarisation" prend racine et pose la question d’un effet diégétique global : tout participe à l’élaboration progressive d’un espace alternatif qui permet au lecteur d'être renvoyé à sa propre expérience du monde.
Nous sommes donc loin des longues intercessions qui peuvent accompagner dans la poésie l’expression du sentiment intime lorsqu'il est par trop narcissique. Aucun détour, aucune spéculation formelle ne préludent à notre entrée de plain-pied dans cette intériorité annoncée comme telle mais dont le but n’est pas de raconter un « moi ». L'ensemble crée un parcours atypique et un étrange discours sur un poème fantôme dont la ligne de fuite ultime, rescapée lointaine de l’éboulis initial, renvoie l’espérance habitable au cœur de tout lecteur quand le discours s’achève. Cette détermination du foyer de l’expérience d'écriture résulte d’un choix plus que stylistique : vital. Il refuse toute neutralité au profit d'un engagement intime essentiel puisque chez Francesca Y. Caroutch l'intime n'est pas de l'ordre de l'événement il est de l'ordre de l'écriture, de son avènement.
Jean-Paul Gavard-Perret