Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry tome 1 et 2, Gallimard
HORS SÉRIE LITTÉRATURE
TOME I : 1168 pages, ill. - 34,50 €
TOME II : 1184 pages, ill. - 34,50 €
Ces deux volumes des Cahiers d’Ivry (tome I, de février à juin 1947 ; tome II, de juin 1947 à mars 1948) constituent la fin des Œuvres.
L’INTRODUCTION AU NÉANT
À Ivry Artaud se voue encore à l'aridité du papier afin de courir le risque d'une révélation terrible mais attendue. Les Cahiers finissent donc le travail entamé avec les Cenci. Il s'agit de débarrasser la matrice de la tache de naissance, des vices de la chair et de l’esclavage qu’elle enclenche. Comme l'écrit Marcellin Pleynet, grâce aux Cahiers la "matrice est remise à sa place", elle est lavée - de (presque) tout soupçon - mais il faut aller encore plus loin. Les Cahiers d’Ivry plient les dernières scènes (tragiques et fulgurantes) du "théâtre généralisé" de l’auteur. Ils sont la véritable introduction au néant.
Avec les Cahiers d’Ivry la mort n'est plus tenue à distance. On sent déjà comment la terre aspire l'être dont elle se nourrit jusqu’aux « crachats ». Avec ces ultimes Cahiers Artaud rentre directement en rapport avec les semences immondes qui ne sont les restes et les cendres. Comme dans les Lettres relatives aux Tarahumaras, il vit là mais sous un registre totalement opposé une « expérience organique ». L’expression « la terre qui est mon corps » n’est plus une métaphore. Et celui qui s'écria dans les Tarahumaras : « Je suis retourné à la terre », retrouve ici ce chemin qu’il ne quittera plus. « Tout est présent en moi sans voyage et sans retour en arrière » écrit celui qui se sentit de toujours pris dans « les mâchoires d'un carcan ». Il n'a plus besoin de faire appel - comme il le tenta - à la prière de Mathieu dans le Nouveau Testament : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ». La tabula rasa est dressée. Artaud espère-t-il encore que mourir ne serait pas « tomber au néant mais à raffiner l'être de l'être », comme il l’écrivait dans « Supports et Supplications » ?
Celui qui affirmait « Je n'ai jamais cherché que le réel » (Nouveaux écrits de Rodez, XX) se sait en voie de "perdre la viande" même s’il ne lui en restait que fort peu. Les Cahiers d’Ivry deviennent le texte testament où l'œuvre se retourne sur elle-même. Il s’agit tout compte fait d’une l’ultime transgression au crépuscule. Et ce dans le mouvement, le soubresaut au sein d’une superbe solitude et son exigence. Dans ces deux tomes tout se confirme – à savoir tout finit sauf pour l’œuvre. Son reste est pépite d'une douleur utérine, affres d'affres des agonies.
Reste l’attente, l’agonie plus longue que celle d’un Jésus Christ « qui est allé chercher chez les hommes un utérus dont je n’aurais su que faire ». Le cri remplace le christ et c’est là l’essentiel. Jusqu’au bout l’auteur des Cenci demeure irrécupérable. Et il est a parié que l’ensemble des Cahiers (ils commencent avec le tome XV des Œuvres complètes) resteront la partie la plus génialement forte de l’ensemble du corpus.
Des Cahiers se libère et se détache «… la dernière petite fibre rouge de la chair » au plus profond de la douleur physique et nerveuse. Même dans sa chambre cellule d’Ivry Artaud griffonne pour soulever l’horizon, attendre de plus en plus schizophréniquement le creuset d'une nouvelle vie pour une ivresse inconnue, « Pour moi, écrit Artaud, il ne s'agit pas d'entrer mais de sortir des choses ».
La terre rouge du Mexique est bien loin, reste la poussière d’Ivry, pure histoire de la genèse et du chaos. Au moment de la limite suprême de la précarité de l’existence ou veut rêver l'auteur capable enfin d’affirmer un Je libre et non plus « Arto » ou « Le Momo ». Mais de fait, perdure le cri de l'esprit qui se retourne contre lui-même. Dépassant les limites habituelles de l’écriture, une fois encore le poète touche au cruel lyrisme. Il coupe court à ses effets, ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne l'expression la plus sûre et le plus sublime.
JPGP