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  • Une forme de corps

    Au cours de l’été dernier j’ai assisté à un spectacle de flamenco, animé par la formation d’une école de danse de Marseille. À maintes reprises je fus touché par des séquences, précises et ténues, de ce spectacle. Que ce soit dans le chant flamenco, la danse ou la musique des guitaristes, j’étais fébrilement emporté par ces — séquences — qui entraient en ruptures avec le déroulement d’un spectacle plus traditionnel dans son expression artistique. Survenaient alors sous mes yeux, des cassures de mouvements, des brisures de la ligne courbe du corps, des inclinaisons – imprévues ? — du visage, des bras, de la main ou des doigts… comme s’appréciaient à l’oreille des éraillements de la voix dans le chant ou des modulations vocales inouïes. À ces instants, fugaces, la présence du corps imprégnait l’art du flamenco et me transportait. Cette présence du corps me paraît être ce qui distingue dans l’art, l’existence du singulier en l’émergence de son talent, d’un accomplissement artistique simplement académique. Cette présence du corps en ces distorsions de mouvements, ces éraillements de la voix des chanteurs, élevait ce spectacle flamenco à l’œuvre d’art. Ces mouvements intérieurs qui inclinent le mouvement physique et créent le geste.

     

    La singularité du geste

     

    L’apprentissage d’un art passe par un travail académique. Mais l’expression d’un artiste, fut-il poète, peintre, musicien, se doit de le dépasser dans l’appropriation qu’il en fait. Il modifie ainsi cette -charpente-mémoire- de l’art qui se transmet dans le patrimoine de l’humanité. Une œuvre d’art n’est pas la représentation d’une réalité, nous le savons. Elle est une réinterprétation du monde, la réappropriation d’un espace vital. Dans le flamenco, le corps est présent dans ces distorsions, ces gestes, — ces possibles du mouvement — et dans ces altérations — justes — du chant dans la voix. Et loin de brouiller l’expression de l’artiste elles sont, de l’art, la quintessence. Elles le nourrissent, l’enrichissent, l’élèvent, et avec lui l’être humain dans sa condition de mortel. Ces distorsions sont présence du corps dans l’œuvre d’art. Cette présence matérialise sous mon regard la forme. La forme comme le corps. Une revendication de l’existence au monde, la singularité du geste de l’artiste, la forme donnée en l’art.

    En poésie, qu’elle s’inscrive dans la vision qu’elle nous donne sur la page ou dans la prosodie qui court dans ses vers et vibre dans l’air à leur musicalité, la forme est présence du corps dans l’écriture.

     

    Hervé Martin

  • Entretien avec Gérard NOIRET

    LA POETHEQUE / Bibliographie de Gérard NOIRET

     

     

    Hervé Martin : Poète, collaborateur à La Quinzaine Littéraire et à diverses revues, tu animes également des ateliers d’écriture poétiques auprès de différents publics. Ma première question est un peu provocatrice : apprend-t-on à être Poète ?

    Gérard Noiret : Non. Ce que l’on peut apprendre ce sont quelques conditions nécessaires pour le devenir. Et encore… Personnellement, je ne me perçois pas comme Poète. Dans ce mot il y a trop l’affirmation d’une autre manière d’être. Ma véritable différence est de consacrer beaucoup de temps aux mots, pas toujours écrits. A l’inverse, toute personne qui entreprend un travail artistique est obligée de se penser « poète », « danseur » ou « comédien » à un moment donné de sa vie, parce que sinon, le soi se dérobe. Il existe une espèce d’imposture nécessaire qui crée au départ un « horizon » de rigueur et conditionne l’accomplissement de l’écriture. Une dernière chose : je crois que l’on peut cesser d’être poète parce que le langage se transforme.

    HM : Utilises-tu dans tes ateliers des « techniques d’écriture » ?

    GN : J’espère proposer plus, car le poème établi des connexions avec la philosophie, les sciences humaines et a besoin d’une réflexion sur soi. Cela dit, j’interviens majoritairement sur le « processus d’écriture ». Il produit une sorte d’accélération des connaissances. Il n’y a rien de pire que d’apprendre après trente ans de travail solitaire que Du Bouchet existe ! Dans mes ateliers, je remets les gens en prise avec l’histoire de la poésie. Les contraintes ont toujours rapport avec des poètes, des livres, de la pensée. Je corrige peu. Je ne cherche pas à enseigner un bien écrire. Je m’arrange pour que chacun fasse des expériences de langage. Je m’applique à contrôler qu’ils ont ressenti ce que je voulais qu’ils éprouvent. Au bout du compte, j’espère que les participants ont des chocs. Des profs qui connaissent mille fois mieux la littérature que moi n’ont jamais été confrontés à ce qu’il advient lorsque « on va à la ligne ».

    HM :Quelles sont les raisons qui t’ont conduit à animer cet atelier à l’université de St Quentin en Yvelines en collaboration avec Thomas Dalle  qui  est  percussionniste et  musicien ? 

    GN : J'ai commencé à St Quentin pour une raison anecdotique : je n'avais jamais mis les pieds dans une «fac » et j'étais curieux  de savoir si un autodidacte y avait une  place. Après la 1 ère année s'est posé le problème du développement. Comme j'aime la poésie mise en voix, un responsable m'a parlé de Thomas, lequel m'a semblé suffisamment singulier pour que l'on fasse équipe. Parallèlement, comme je savais où les étudiants en étaient dans leur écriture, j'ai pensé que ce passage de l'écrit à l'oralité les obligerait à s'écouter différemment.

    HM : L'atelier s'est achevé  par  un  spectacle. La mise en voix de poèmes dans un spectacle s'apparente-t-elle à du théâtre ?


    GN :
    Il n'y avait pas - théâtre - dans la mesure où il n'y avait ni dramaturgie ni personnages, mais des moments. L'essence du spectacle, c'était la  sonorité et la qualité des mots. Ce n'était plus de la poésie au sens  de  la lecture muette. Le silence n'est pas le blanc. J'appelle provisoirement ces travaux  des "mises  en voix"  et, quand je serai un vieux monsieur,  je chercherai à trouver de bons  qualificatifs pour  savoir ce que j'ai fait. Lorsque l'on  est sur scène, on avance dans l'inconnu, avec des corps, avec des bruits, avec des résistances  très concrètes. Ce n'est qu'après  - ou avant -  que l'on se pose les questions de  définition.

    HM : Quelles ont  été  les principales difficultés que tu as rencontrées  pour  préparer  ces jeunes poètes  à leur  première prestation  sur une scène ?

    GN :
    J'ai vécu les - problèmes - comme une suite de plaisirs. Pour Thomas et pour moi, chaque individu est une attente différente, « un devenir ».

    HM : Il semble que tu vives et que tu apprécies  dans l'instant  chacun des  moments  de chaque chose que tu fais ?

    GN :
    Il  y a  bien sûr chez moi une conscience du passé et une inquiétude de l'avenir. Mais l'atelier est un temps à part. Il permet de prendre les choses et les êtres  dans leur matérialité, en dehors du quotidien. Il permet aussi de passer  par un  présent «absolu » où tout fait sens : les virgules, les respirations…

    HM : C'est donc une chose que d'avoir un objectif et une autre, que  de l'atteindre. Un projet de mise en scène peut-il  être contrarié par des  réalités?

    GN :  Si l'on a une idée abstraite du spectacle  rien ne marchera, car  les conditions matérielles  du jeu ne peuvent être gommées. A l'inverse, sans réflexion on ne dépasse guère le stade des trouvailles. Il n'est pas caricatural de parler de « cuisine ». On  rajoute, on retire, on laisse s'évaporer…

    HM :Quels  sont les écueils que peut rencontrer un poète qui dit  ses poèmes en public ?

    GN : De croire  que son activité d'écriture  lui donne un acquis scénique. Ce n'est pas comme à la Fac, il n'y a pas d'équivalence. Le lecteur  abstrait - là -, n'est pas le spectateur dans la salle. Pour moi, l'écueil, c'est l'image du Poète qui fait que l'on ne prépare rien, que  l'on exige que l'autre vienne à soi. Je ne supporte pas la mégalomanie, les grands prêtres et leur messe.

    HM : Aujourd'hui,  le travail  du  poète peut-il  être uniquement  écrit ?

    GN :
    Oui. Il y a de nombreux  chefs-d'œuvre  qui sont faits exclusivement pour la page. Le texte écrit n'est jamais restitué à l'identique  dans la salle. C'est comme une traduction. L'écriture-sur-la-page  joue avec une ambiguïté impossible sur scène. Il existe, il faut le dire et le redire, une poésie qui est faite pour résonner dans la tête. Le poème peut dire des choses grâce à la neutralité du blanc et à l'héritage culturel de la page.  Sous prétexte de médias, il ne faut pas oublier que la lecture muette  fut un progrès considérable.


    HM :Le corps dit-il des choses que le poème ne dit pas ? Et l'oralité, ce complément de l'écriture,  peut-elle aider à élargir  le lectorat de livres de poésie ?

    GN : Oui bien sûr ! Que l'on en soit conscient ou pas, le corps émet, le corps ne cesse de signifier. Il suffit d'un geste pendant une lecture pour que, d'un seul coup, quelque chose s'éclaire.  Parfois un incident lors d'une répétition  rend  le texte  infiniment plus intéressant. Et cela on ne peut pas le rajouter  en mots. Ou alors il faut tout re-transposer. Oralité et écriture  entretiennent un rapport dialectique. Il faut que le poème écrit meure avant  d'exister en tant que parole. Cette disparition est source d'autres  vies. Certains mots  sont corrects du point de vue de l'œil mais ne passent pas  sur scène. Ce n'est pas  de la démagogie que de les modifier.  A condition de le faire à partir
    de règles, et non  d'hypothétiques applaudissements. Il en va ainsi des coupes qui ne doivent pourtant  pas être « psychologisées » pour permettre le jeu du comédien. Fondamentalement l'oralité est un genre à part. Elle est impuissante à résoudre  les problèmes du livre. Les réalités ne font que se recouper parfois. Je crois que ce qui est l'ennemi pour le public en poésie, c'est le vers ! Ce n'est pas une raison pour le supprimer quand il existe, même si  dans l'oralité on va au silence et non pas à la ligne. Il ne se joue pas les mêmes choses sur la page et dans le temps réel. Maintenant, pour une approche plus fine  de termes tels  que orale, oralité…disons que nous aurions dû passer par  Meschonnic ou Jean-Paul  Goux.

    HM :Quelle  est selon  toi  l'importance d'une  émission  radiophonique comme  « Poésie Studio »  sur France Culture ?

    GN : Cette émission  développe un public non pour la poésie en général mais pour  une part spécifique  de celle-ci. Il est démagogique d'opposer la radio  et le livre, la télévision et le livre, et d'une manière générale,  d'introduire dans son  raisonnement des  critères d'audience ou d'audimat en art.


    HM :Que penses-tu  «Des Poétiques » ?

    GN
     :  Dans - Les Poétiques -,  ce qu'il faut savoir c'est que les poètes ne disent pas vraiment leurs poèmes face à un public. On a des écouteurs sur les oreilles et un  micro directionnel, on est devant  un pupitre et on est soumis à la prise de son. Ce  qui compte, c'est ce qui  après,  existera  sur les ondes. J'avais  pour me guider une sorte de chef d'orchestre : Claude Guerre. J'étais donc à la fois face à une salle et conditionné par la retransmission. C'est autre chose que ce dont nous venons de  parler.

    HM :Finalement,  les mots  sont ils  «Sens »  ou  «Son » ?

    GN : En  dernière instance, je donne toujours la  priorité au  Son  sur le Sens. Mais  encore faut-il qu'il y ait Sens et tension entre les deux. Il y a une phrase de Valéry qui dit :  «le vers c'est l'hésitation prolongée entre le Son et le Sens. » Je remplace volontiers hésitation par contradiction. C'est  plus proche de moi.

     

     Note: Cet entretien a été réalisé à la suite d'un atelier organisé à l'université de St Quentin en Yvelines en 1999 dans le cadre de Banlieues Arts

  • NOUS - Maurice REGNAUT

     La bibliographie de Maurice Regnaut

     

     

    Poète, écrivain, homme de théâtre, Maurice Regnaut dont les premiers livres furent édités par l’éditeur JP Oswald nous donne ici son dernier livre. Maurice Regnaut vient de mourir sans pouvoir accompagner la sortie de NOUS qui vient de paraître aux éditions Dumerchez. Maurice Regnaut fut associé à l’aventure du TNP, collabora à la revue Théâtre Populaire et fut longtemps membre du comité de rédaction d’Action Poétique. Il a été également le traducteur de Brecht, Rilke, Fassbinder, Kosztolanyi et d’Enzenberger.

    « Parler / c’est être / à la fois toi et moi »

    Ce vers, parmi les tous premiers du livre situe l’acte de parler au centre de ce livre. Parler dont écrire ici est synonyme, est pour Maurice Regnaut la création d’un espace commun. Lieu de rencontre, épicentre social et de partage, le livre circonscrit le territoire de cet espace là. Par une mise en voix des mots du poète dans la bouche du lecteur et par l’usage abondant de toi et de moi qui entretient cette confusion quant à celui qui parle, Maurice Regnaut fait du livre ce lieu d’une parole partagée et conjointe. Le livre composé de plusieurs textes est un même et seul poème écrit sans aucune lettre majuscule. Et peut-être faut-il entendre ici l’Être, toi et moi sans distinction aucune, pour porter d’un coup l’auteur et le lecteur sur un même pied d’égalité. D’ailleurs les mots toi et moi, à l’encre rouge, sont écrits respectivement sur deux pages consécutives, paire et impaire, et réunis en un même lieu du livre. Nous est le livre d’une parole vraie, poétique et partagée. Elle est omniprésente, écrite, lue, entendue, prononcée, comme l’est l’accompagnant dans une musicalité, ce rythme investissant la forme de l’écrit avec ces blancs, ces  mots seuls pour toute forme de vers ou déploiement sur l’espace de la page. Rythme lové dans un jeu de sonorités et de répétitions, le plaisir est aussi auditif. Il faudrait analyser plus précisément l’écriture de Maurice Regnaut pour observer ce travail omniprésent, sur la prosodie de sa langue, sur ces syncopées de la répétition façonnant à la lecture des lignes musicales, nous conduisant intuitivement peut-être à celles inscrites dans des comptines d’enfances.

    En dépit d’une forme qui laisserait à croire à une désarticulation du langage, ou à une primauté d’une construction graphique des textes - en page 16 un poème laisse deviner comme un visage, peut-être celui du nous commun -, l’écriture est limpide. La lecture du livre me fait songer à un acteur seul en scène en prise avec un monologue (un monoulogue ?) et me rappelle que Maurice Regnaut est aussi un auteur de théâtre. Ce long poème NOUS  est écrit  pour une seule voix, toutes deux  – toi et moi –  réunies.  Lisez le à voix haute ! Vous êtes seul, mais soudain, vous ne saurez plus qui de soi est l’autre. Qui du toi et du moi est ce corps qui est vôtre, capté soudain par ce nous, sa présence que la lecture rend crédible. Maurice Regnaut nous a quitté et le voici pourtant présent près de nous dans ce livre. Lorsque nous portons notre voix dans ses vers, le poète met sur nos lèvres ses mots, transformant notre lecture en ce lieu privilégié de la rencontre, par le partage de la parole et ces vers dits à haute voix. Car pour Maurice Regnaut, parler, c’est exister ! Exister l’un par l’autre, exister dans ce partage et d’écoute et de mots.

    « Nous éternels » sera l’ultime vers du dernier livre de Maurice Regnaut. Et quoi qu’il représente, ce pronom personnel  est porteur d’une opposition symbolique face aux orientations individualistes de nos sociétés occidentales. Ce « Nous éternels » est l’espace commun d’une rencontre que la parole partagée crée. La parole vocalisée et la parole entendue, la parole écrite et la parole lue, la parole prononcée «  pure, juste, vraie » qui donne à l’autre, cet autre nous-même, une existence sous un regard d’altérité et sous celui du monde.

     

    Hervé Martin