Alberto Giacometti, Dessin,
Texte de Louis Clayeux
Éditions Galerie Claude Bernard,
Paris,
162 pages,
20 Euros.
Une lecture de Jean-Paul Gavard-Perret.
Dans ses premiers dessins, même si les visages sont parfois ronds, Giacometti est déjà le sculpteur en deux dimensions du décharnement et de l’effroi. Corps et objets sont transformés en volumes. Même bien nourris ceux qu’ils dessinent sont déjà des spectres en puissance comme si l’artiste les radiographiait au rayon X de son regard azur.
Mais ce faisant et par le dessin ils font front à l’éternité tandis que de tout leur silence vrombissant ils témoignent aussi de l’irrécusable solitude de leur créateur.
Leur signification échappe pourtant à tout pathos, tant, comme les antihéros de Beckett, ils se situent bien au-delà. C’est sans doute pourquoi leur « signification » dépasse de mille lieues une simple illustration de la condition humaine.
Giacometti savait qu’en art la couleur est une aliénation déterminée par des réactions émotives. Elle reste sans efficacité réelle pour l’esprit. À l’inverse le trait « abs-trait » si l’on peut dire et impose une modalité perceptive que la couleur noie pas l’excès des sensations. A la « colore » s’impose donc le « disegno ».
Et dans tous les dessins de Giacometti une présence de vie se bat contre le peu qu’elle est. L’ombre attend son heure. Et pour l’artiste ce ne sont pas seulement les êtres qui la portent en eux mais les Dieux illusoires qu’ils ont créés afin de pouvoir s’extirper tant que faire se peut de leur angoisse du temps.
Contre les images pieuses les dessins de l’artiste évitent tout lyrisme, tout tragique. Mais ils ne sont pas pour autant purement circonstanciels et réalistes. Les statues sont là en germe. Elles glissent furtivement sur les pages de cahiers, de carnets. Néanmoins ici les presque morts restent des presque vivants même s’ils semblent excoriés de leur chair.
En eux reconnaissons simplement nos frères d’ombre autoritaires. Leur présence au monde ramène à notre étrangeté. Ils entraînent dans leur sarabande immobile pour faire de nous ce que nous sommes des êtres triviaux et tristement orgueilleux de n’être que ce creux qui chacun s’efforce de cacher comme il le peut.
Yeux absents ou fuyants, pensifs ou lointains les visages dessinés par Giacometti restent ceux de fantômes insomniaques de notre propre inquiétude. À travers ces rares invités d’une attente à redouter le futur sculpteur ouvrait l’art à un autre espace : A savoir un horizon à la fois trop haut et trop bas. Qui ne donne sur rien.
Giacometti - avant de dresser les êtres au cœur d’une mélancolie et d’un effroi qui ne sont pas psychologiques – se contentait de les étudier, saisissant leur regard perdu. Comme s’ils regardaient les nuages dans le ciel absent. Réapparaissant dans les sculptures debout mais harassés ils seront voués à marcher péniblement dans leur désert avant de rejoindre l’Achéron. Entendons par ce mot la nuit de l’être qui - et c’est bien le plus terrible - ne peut pas être ramené au néant.
Pour l’heure et dans ses dessins Giacometti chérissait ceux qui n’étaient déjà plus vraiment dans l’espace mais y trouvaient encore çà et là une chaise esquissée pour se poser. Sentant que leur histoire moins que de finir n’avait – tout compte fait – jamais commencé. Les lignes sont converties à une fluidité qui se marie à la lumière dans une forme d’effacement. Les visages restent des ombres portées sur un crépuscule sans fond ni repère. L’art se mesure à ce qu’il est : l’ébranlement de la pensée par le trait de cendre et de graphite. Libre et savant le dessin dans ses apparences d’ébauches reste inflexible.
JPGP