Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Incertain Regard - Page 3

  • vous êtes mes aïeux - Cécile Guivarch - Editions Henry

    VoVous êtes mes aieux .jpgus êtes mes aïeux

    Cécile Guivarch

    Editions Henry

    ISBN :978-2-36469-052-3

    Octobre  2013

    102 pages

    6 €                                                                                                                          

      

    Après Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour paru dernièrement aux éditions de L’arbre à paroles, Cécile Guivarch poursuit la quête de ses origines. Pour cela elle arpente les méandres de ses souvenirs personnels et familiaux, réels ou reconstitués, exhumés sur la foi de photographies,  de papiers officiels ou non, lettres conservées, registres d’états civils... Ainsi que tous les lieux qui demeurent, vestiges bien réels, maisons, rues ou territoires traversés par ses ascendants.

     

    à marcher ainsi dans vos pas / rue des olivettes le quai baco / j’ai reconnu les pierres les maisons/ les portes par lesquelles vous passiez.

     

    De premiers vers, aériens, illustrent l’investigation dans l’imaginaire poétique:

     

    Le blanc s’étire entre nous/ puis l’envol des oiseaux / les yeux se perdent/se poursuivent jusqu’aux origines/...

     

    Comment ne pas voir ici la page blanche que maculera l’écriture prochaine. C’est par celle-ci, cet envol des oiseaux, que Cécile Guivarch comblera son désir de rejoindre au plus près ses aïeux.

     

    ça revient par odeurs

     

    Ou

     

    vous êtes des morceaux de ciels

    Les souvenirs viennent progressivement, se construisent, de détachent... Une quête commence dans cette infinité de ciel aux étendues, vierges encore.

    Cécile Guivarch rend hommage à ces aïeux qui vécurent dans ce territoire, toujours à l’ouest géographique de l’Europe mais plus au nord, en Bretagne face à la Galice de son autre origine. Elle cite des noms, nombreux, comme en remerciement à sa présence au monde dans cette continuité généalogique.

     

    nous avons en nous tous nos fils/pour nous tenir debout/nous continuons ensemble / à tisser nos mémoires.


    Elle investit un territoire de temps, décrit des « petites vies » d’ouvriers gagnants difficilement leur vie. Puis, passé  l’évocation des personnes nommées et du cadre décrit, le livre poursuit  et pénètre l’émotion qui préside à l’existence du livre.

    C’est au manque, initiant ce désir de ressentir au plus proche ses racines fondatrices, que tout au long du livre les poèmes font écho. Pour donner une visibilité à cette genèse enfouie, le poète évoque les difficultés d’existence de ces ascendants côtoyant la misère. Elles imprègnent la mémoire intimement.

     

    si seulement vous saviez/mes nuits agitées de vos pas/ ces secondes à recoller/...


    Ce qu’il aura fallu de compassion et d’empathie à Cécile Guivarch pour extraire de sa mémoire – régénératrice – ces pans de vies oubliées, envisagées dans des épisodes terribles ou funestes :

     

    dans vos regards de vous enfants/ le poids de vos craintes vos douleurs/ ...

     

    et,

     

    d’un coup de pas grand-chose/ vous êtes morts d’un fait ou d’un autre/par quelle maladie guerre ou fantaisie

     

    Dans ces conditions laborieuses,  vivre aura été ce dur métier qui a conduit par delà le temps, aux   présences d‘aujourd’hui.

     

    qu’avons nous fait à vous multiplier

     

    Ou

     

    Nous continuons ensemble / à tisser nos mémoires

     

    Cécile Guivarch montre dans sa quête que les Hommes ne sont pas constitués que de chair mais aussi remplis d’une mémoire qui les élève et rappelle leur responsabilité à poursuivre le chemin dans leur acte de vivre.

     

    vous durez/ sous terre ou au ciel/ vous vous poursuivez/ à travers nous

     

    HM

     

     

  • Trois livres de la collection PO&PSY des Editions ERES - Eté 2013

     

    le blues du coquillage

    Hanne Bramness

     

    ISBN :978-2-7492-3734-3

    été 2013

    non paginé

    Éditions ERES

    Collection Po&psy

    ---------------------------------

    Hors champs

    Philippe Judlin

     

    ISBN :978-2-7492-3842-5

    Juin 2013

    non paginé

    Éditions ERES

    Collection Po&psy

    ----------------------------------

    Secondes

    Yannis Ristos

     

    Éditions ERES

    Collection Po&psy

    ISBN : 978-2-7492-3841-8

    Juin 2013

    96  pages

    Hervé Martin

     

     

    Trois livres  viennent de paraître aux éditions Érès: le blues du coquillage de Hannes Bramness, secondes de Yannis Ristos et hors-champs de Philippe Judlin . C’est toujours un plaisir que de tenir entre ses doigts un livre de la collection PO&PSY. Et souvent une surprise, que de découvrir leur conception et leur pagination. Parfois, un livre avec des pages non reliées et rassemblées entre les rabats d’une chemise faisant office de couverture, comme c’est le cas pour le blues du coquillage qui rassemble  poèmes courts et images dans des feuillets qui alternent dès l’ouverture du livre.

     

    De la même façon, la surprise en cette forme donnée au livre, se poursuit avec Hors-champs. Ses pages non brochées, rassemblent des poèmes et des encres sombres aux formes picturales hétéroclites et au graphisme rappelant l’enfance.

    l’enfant fait de sa joie / un fragment d’ivresse / la terre tournoie sous ses pieds

    On songe à des graffitis que l’on pourrait trouver sur des cahiers d’écoliers ou sur des murs urbains. Face picturale  de la page ces écritures hésitantes reproduisent le court poème, inscrit au verso du feuillet, en une calligraphie qui ajouterait par la distorsion des mots un sens supplémentaire au poème.

     la torsion du mot / à l’objet / éparpille ce qui doit être dit  

    Les mots et les vers ainsi diffractés dans une graphie imprécise se mêlent aux pigments sombres des encres.

     l’éclair tisonne le ciel noirci /…

    L’écriture surgit et la poésie a peut-être un pouvoir révélateur, même si :

    dans un bruit blanc / se disloquent les heures retenues de la nuit / le réel est là / sans image

    Le livre reposé le lecteur s’interroge. Qu’est-ce qui préexiste de l’écriture ou de la peinture à l’existence de ces pages ? Le poème comme une quête ne serait-il  abouti qu’au coût de la distorsion de son écriture laissée ici à l’invention ou au  hasard, du mouvement des mains et de l’inconscient?

    À l’issue de l’opuscule on ne peut toujours  le dire mais le questionnement que ces pages font naître demeure et justifie déjà ce livre inattendu.

     

    Secondes de Yannis Ristos, proposé en version bilingue grec-français, est inédit dans cette traduction française de Marie Cécile Fauvin. Il est le dernier des quatre recueils publiés par le poète en 1999 à titre posthume. L’éditeur nous précise que le poète était déjà aux prises avec «  le sombre soupçon que cet été sera le dernier » lorsqu’il a écrit ce poème entre août 1988  et janvier 1989. Dès le début du livre on découvre rapidement un des vers indiquant objectivement la sombre orientation de leur écriture à l’approche de la mort. Comme en des clairs-obscurs l’avenir est ici pressenti  avec une tristesse et une fatalité  acceptée : si tu disais « demain »/ tu mentirais.

    Yannis Ristos en isole les symptômes, comme la vacuité du monde qui s’annonce,

     Ils sont partis, les uns en bateau / les autres en train /… la carte au mur est vide.

    ;Ou  par l’effacement du temps et de ses espaces qu’il ressent 

    Ils ont cherché toute la nuit avec des lanternes./Ils ont laissé au port les noyés./ Ils ont embarqué les chevaux. L’horloge de la Douane/ n’a pas d’aiguille.

    Le désir même s’affadit et s’estompe,

    Pierres peintes,/ Beaux visages, beaux corps. / Ils t’indiffèrent.

    Cependant le poète mène une lutte intérieure et recherche des raisons d'espérer

    La nuit parfois, encore aujourd’hui, / un rossignol me somme / de dire à nouveau « oui ».

    mais semble à nouveau prêt à renoncer

    …./ Mon dernier sou / est tombé dans les galets blancs. / Je ne baisse pas pour le ramasser.

    Ainsi  Yannis Ristos erre dans ses sentiments ambivalents entre le renoncement et la lutte

     Où que tu ailles, la mort / marche sur tes talons. / Tu te retournes un instant et tu lui montres

    / une fleur ou un poème / et la mort s’en va./…

    Le livre illustre ce dernier combat que livre le poète. Les poèmes en marquent les étapes comme autant de territoires perdus ou regagnés aux champs de l’espérance et de la vie ;

    Il ne rend pas les armes, il  s’efforce d’opposer / quelque chose de beau à la nuit qui vient./…

    Yannis Ristos pressent  que la fin est proche et transmet dans les poèmes ses états d’âme qui alternent d’une face sombre à celle où parfois  brille faiblement un falot dans un ciel d’espoir.

    C’est un livre poignant autant par la simplicité du langage employé que par le dévoilement de l’homme face à lui-même d’abord et à son avenir proche. Le livre est un miroir où les poèmes font échos, sans manière ni artifice, à sa vie intime et profonde.

    Nous revenons à ce que nous avons quitté,/…

    N'ayant plus personne à tromper,/surtout pas nous-mêmes.

    Secondes est un texte touchant qui nous fait percevoir dans la clarté des poèmes la solitude éprouvée par Yannis Ristos à l’approche de son dernier rivage.

  • J'en gage le corps - Hervé Martin - Editions de l'amandier

    J’EN GAGE LE CORPS

    Hervé Martin

    Éditions de l’Amandier,

    Collection Accents graves / Accents aigus

    2011– 80 pages, 13 euros

    Jean-François Mathé

     

    Le livre d’Hervé Martin s’ouvre sur « la question de la mort ». Cette « humaine universelle épreuve », le poète note que, de plus en plus, la société actuelle s’en détourne comme pour éviter de l’appréhender, d’en ressentir les atteintes aussi bien dans la chair de ceux qui meurent que dans celle de ceux que les défunts laissent face à leur absence. C’est cette esquive que Hervé Martin refuse avec force en concluant son premier texte par l’injonction : « Il faut voir la mort car qui ne voit la mort n’a pas vécu vraiment. »

    Toute la suite du recueil dépliera cette confrontation avec la mort, essentiellement par la remémoration des êtres perdus, la lente, patiente, tâtonnante remontée vers eux.

    Des trois parties du livre, la première s’intitule Ce qui ne parle pas (remémorations). Les poèmes y sont écrits en une prose dont chaque ligne, par des espacements, fragmente l’énonciation. Dans les blancs ainsi ménagés, le lecteur a la sensation d’éprouver le difficile travail de la mémoire dans les choix qu’elle fera et qui pèseront le plus en elle. La sensation aussi de chercher son souffle dans l’effort de remettre au jour la présence la plus vive possible des êtres chers et disparus. Comme l’annonce le titre de l’ouvrage, le corps, celui de l’auteur comme celui du lecteur est tout autant que les mots engagé dans la matière du poème :

    J’allais aussi      montée lente      haut du cimetière

    sur la tombe      blanc gravier      angelot agenouillé

    veilleur      mon frère aîné      mort à quelques mois

    Ce retour « physique » dans le passé permet, autant que faire se peut, de le rematérialiser, de lui rendre une épaisseur presque palpable : les détails sonores, visuels recréent des bruits, des voix, des couleurs, comme ces bretonnes habillées noir et coiffées blanc. Mais Hervé Martin garde en chacun de ses poèmes la lucidité et la douleur de savoir que les parents, les amis morts, aussi remémorés soient-ils sont à jamais des absents : portions de moi parties comme un membre, écrit-il. Et si la poésie ne peut abolir cette distance entre les morts et nous, au moins peut-elle la rendre habitable par ce que la mémoire garde et par ce que l’émotion ranime des défunts dans le tremblé des mots.

    La deuxième partie (Sur l’encours des jours) constituée de deux monologues, l’un adressé à la mère, l’autre au père, est justement centrée sur la réinvention de leurs vies dans des éclats de souvenirs rendus plus vifs par l’écriture en vers libres et brefs : Tout alors me revient / mêlé entre ce que tu fus / et ce que ma mémoire en fit. Ces monologues sont des hommages à deux êtres chers, à leur présence physique et affective dans l’enfance de l’auteur qui se résigne à leur part de mystère désormais inaccessible.

    Dans Contre la nuit, troisième et dernière séquence du livre, Hervé Martin s’interroge sur le bien-fondé et le sens de sa quête : Que penser de ton épanchement / confus que dire de ce miroir / renversé sur ce qui ne vit plus.

    Que fouilles-tu    Que voudrais-tu / entendre       qui ne fut déjà dit.

    La réponse à ces questions se trouve peut-être dans ces quatre vers : Toi qui recherches ce / qui n’existe pas Comme un sol / stable pour avancer / dans ta respiration du jour. Comment mieux dire que nous ne pouvons vivre le présent et aller vers l’avenir si nous ne portons pas en nous-même notre origine, ce et ceux qui nous ont fait, si notre humanité n’est pas aussi constituée de la mémoire des morts ? Pas de fleuve sans source, pas d’homme non plus. Et la poésie n’a pas qu’à suivre le courant, elle a aussi à le remonter.

    Dans une écriture sensible, à la fois simple et travaillée dans le corps de la langue par des décalages typographiques, syntaxiques qui lui donnent son relief particulier, Hervé Martin offre un texte d’hommage et d’amour à ces disparus qui firent son enfance fondatrice et donc l’homme qu’il est aujourd’hui.

     


        

     

  • Des laines qui éclairent - Une anthologie, 1978 - 2009 Pascal Commère

    Des laines qui éclairent – Une anthologie,  1978 – 2009

    Pascal Commère

    Édition Obsidiane & Le temps qu’il fait

    Collection Les Analectes

    ISBN : 978.2.86853.566.5

    400 pages

    28 €

     

    « Est-ce que je ne dirai jamais rien d’autre, ce bout

    de pays ses bouchures contre les bêtes molles. »

     

    Cette anthologie, sixième volume de la Collection Les analectes coédités par Obsidiane & Le temps qu’il fait rassemble les livres ou extraits des ouvrages de Pascal Commère parus entre 1978 et 2009.Une somme de trente ans d’écriture de poésie proposée dans un ordre chronologique.

     

    La singularité du titre Des laines qui éclairent, interroge le lecteur mais soulève une partie de son étrangeté dès le texte préliminaire Quelque chose rugueux où l’auteur présente l’ouvrage. On y trouve cette phrase :

    Doux au toucher et malgré tout rugueux. C’est cela. Laines. Et pas moins au pluriel.

    Ces laines, que l’on trouve accrochées aux barbelés de l’enclos des bêtes comme le signe de leurs présences et qui éclairent peut-être tel un flambeau le temps du poète.

     

    Doux et rugueux, c’est à cela que fait songer la poésie de Pascal Commère. Doux, comme ce pays de collines et de champs où il vit, ces pâturages qu’on imagine, ces souvenirs attachés à la nature, aux paysages, aux êtres rudes qui peuplent les campagnes et renaissent dans les textes.

    Rugueux, comme la langue, le phrasé, l'inconfort de lecture créé par la syntaxe. Évoquant ce qui s’accroche à soi, puis qui râpe et fait plaie, ce mot situe peut-être la région sensible où s’enracine l’écriture. Tel un lien paradoxal qui lie des souvenirs chers et une peine lancinante qui tient serré au corps.

     

    Le langage dans une phrase qui boite.


    Les hommes de la terre et du labeur puis les bêtes, les paysages de Bourgogne, occupent une large partie du territoire poétique du livre. L’écriture, moins la forme de ces proses poétiques ou ces poèmes en proses, que le langage qui roule avec rugosité dans la bouche quand surpris on heurte un mot que l’on n’attendait pas. On dirait l’écriture, les mots dans la phrase, comme le piétinement des bêtes, ces traces qu’elles laissent, de sabots ongulés en tous sens sur le sol, imprimant dans la terre, agitées ou paisibles les vaches, les signes de leurs existences. Tout comme elles, les mots dans les vers sont cahotés, rarement à la place où on les attend. Une des singularités du langage du poète se tient là, dans la syntaxe de la phrase et la prosodie qu’elle crée entre les lèvres, quand les mots semblent chercher une place, comme les vaches en un troupeau poussant, bifurquant, se serrant. Peut-être existe-t-il une analogie entre les mots et les bêtes, entre les phrases et les troupeaux ? Comme elles, les mots tentent d’exister, cherchant une harmonie, une justesse du moment dans un ordre inattendu.

     

    Mais vers le haut dois-je ou le bas courir/

    fulmine la fourmi – et nous lentement/

    toute herbe désormais loin (passantes fleurs/

    passantes jamais vieilles) entre les mots/

    sur la terre où se perdre toujours …

     

    Ou encore

     

    (je croyais l’autre jour que c’était une bête

    et non pas qui hurlait la tronçonneuse encore)

     

    Là, l’écriture laisse poindre la rythmique d’un marcheur. Le souffle y évacue la tension du corps qui vibre de l’émotion des vivants, évoquant, mieux ! Réinstaurant l’instant en l’amitié, l’attachement aux paysages, l’empathie pour les hommes de la terre, le respect des animaux ou la perte d’un être cher dans ce sensible et bel ensemble – ode à l’absence.

    et en moi cette voix très loin qui est ta voix

    profonde sous l’herbe son encre bleue et qui

    effacée maintenant sous les feuilles n’est plus

    À mesure que l’on progresse dans le livre - et parcours les années d’écriture - les vers s’écoulent avec moins de tension dans les poèmes. Moins chaotiques, ils trouvent un autre équilibre avec la réalité, dans la sérénité des paysages ou des scènes observées. Ils semblent s’apaiser d’un voyage où Pascal Commère les a menés et surprennent le lecteur, comme peut-être le poète, quand promeneur et quêteur d'inouï il marche, errant dans le haut des collines, caressant du regard les paysages, les bêtes, les horizons et l’infime de l’infini des paysages de sa campagne.

     

    L’écriture comme approcher, très lentement


    Avec leur taille, leurs rudesses qu’on imagine les bêtes sont présentes dans les textes. Elles croisent non loin d’elles des choses fragiles, fluettes, invisibles à qui n’a pas regard, ni curiosité. Pissenlit, herbes, limace, pattes de mouches, traces…Deux mondes qui se côtoient et se rejoignent dans cette poésie où les yeux du poète débusquent les couleurs – nombreuses – qui recouvrent l’apparence du monde.

     

    On croirait que l’ombre sur la route parfois/ de celui qui marche, près d’une herbe s’arrête.

     

    Pascal Commère observe avec l’attention d’un orpailleur, quand la couleur de l’or vient étinceler les poèmes avec des jaunes évoquant le soleil, les blés murs ou les champs de colza de la Côte-d’Or. La couleur est d’ailleurs très présente dans le livre avec le bleu du ciel ou son reflet dans les mares, les étangs ; Ou le rouge encore, robes rousses des vaches ?

     

    comptant les bêtes blondes ou un peu rouges qu’on appelle croisées,…

     

    Ou sang, peut-être ? Celui des bêtes ou celui qui bat dans les veines du poète d’une colère retenue mais qui fuse silencieusement dans le tumulte de sa langue.

     

    Le temps est comme arrêté par ces vies minuscules que ravivent les poèmes en de fugaces instants, pétris par le regard et le fil secret de la mémoire. Le poète dépeint les atmosphères qui l’entourent. Il en décrit les formes et les choses, les êtres et les paysages...

    contre les buissons on voit, comme le soir dans le ciel

    levant les yeux, des nuages si fripés qu’on croirait

    les traces des grandes roues jumelles des tracteurs.

     

    Ce sont eux qui le placent dans l’état d’écriture quand il note dans un carnet toutes les émotions et les sentiments qui le pressent.

     

    Je voudrais, dans un petit cahier – est-ce que vraiment

    sur ses pages cassées, dans les coins jaunes

    comme la sciure un peu, je voudrais – non pas dire

    mais plutôt approcher, très lentement.

     

    Cette poésie est liée à la nature, aux paysages, à la vie simple que l’on mène en campagne, là où les êtres sont restés proches de cette vie sensitive. Il s’échappe de cette écriture ce qui fait lien entre le poète et un terroir intime. Bêtes, hommes et végétaux reprennent vie pour recréer quelle atmosphère, percer quels secrets ? Y en a-t-il un d’ailleurs qui persisterait dans ces paysages, ces lieux ou ces scènes passées ?

    Qu’attendez-vous – quelle nouvelle, et de qui,/ quelle parole autre, ou si les mots / deviennent des lumières petites, quel or/ – silence tout autour du monde orné tel une image/ vaine, quelles couleurs ?...

     

    Mais de rien peut-on vivre ? Est-il écrit dans un poème où dialoguent les éléments simples de la nature auxquels nous ne prêtons que peu d’attention: mouches, chardon, silence, sentiers, sommets, ortie, bardane...  C’est sans doute par cette question, un viatique pour Pascal Commère, que le poète cherche dans les paysages de campagne les moindres signes de vie et trouve en eux l’humus de sa langue.

    …existe-t-il le pays

    sous les mots que je cherche et sous les mottes rouges

    qui disent ne disent pas les mots ni la couleur

    dans l’hiver d’une phrase qui boite et m’accompagne

    jusqu’où finit la nuit et le monde jusqu’où


    Hervé Martin

  • Poèmes ou comment je me suis inquiété de la suite à donner à cela, ALIN ANSEEUW

    Poèmes ou comment je me suis inquiété de la suite à donner à cela,

    Alin Anseeuw,

    Propos2 Editions,

    Manosque, non paginé, 

    12 €.

    par Jean-Paul Gavard-Perret

     

    Ode à la vie

     

    Comment qualifier le texte d’Alin Anseeuw sans le ranger sous le registre de l’ode ? La forme même y engage puisque chacune des strophes-pages (du moins la plupart) commence par  la préposition « à ». Elle précise à qui ou à quoi s’adresse cette poésie rare et multiple en ses injonctions et ses structures narratives » ou les temps se mêlent. L’auteur y invente « une forme / moderne pour me trouver dans l’exposition / à la trouvaille comme si / d’autres corps dans cette fable / ou dans l’oreille » venaient partager ses motions. À ce titre les divers sens sont sollicités  par l’écriture : visuel, sonore, kinesthésique afin que les mouvements poétiques repoussent la raison dans les bords du monde.

    Paradoxalement et sous effet d’élargissement de l’espace Anseeuw permet au lecteur de rentrer en soi, de s’y retrouver non dans le leurre et la dispersion de l’immensité mais dans une succession d’espaces précis : la grammaire d’Apollinaire par exemple segmente la turbulence froide des astres. Quant à la brillante chaleur des foins elle permet de réinventer la possibilité de flirter.

    Loin de toute nostalgie le poète propose une écriture aussi limpide que complexe où se perçoit toujours un mystérieux tremblement dans des vers blancs, irréguliers. Loin d’une pure métrique rationnelle ils rendent sensible des poids ou des légèretés qui nous sont parfois devenus étrangers. Existent là, la gravitation de l’espace, l’avancée dans des forêts - mais pas seulement des songes - tantôt touffues tantôt déboisées. Le poète y envisage des diagonales du fou. Elles déplacent bien des lignes.

    Toute une pulvérisation de l’intime prend forme dans une œuvre qui s’acharne - et réussit - à dire l’insaisissabilité,  lot de tout vrai poète. Elle représente ici son souffle. Anseeuw par sa langue en devient le transfuge – sans arrogance ou excès. S’y croisent des images du monde où reviennent des émotions perdues. Celles par exemple éprouvées à la vue d’  « A nos amours » de Pialat ou à la lecture des « Souvenirs d’un mangeur d’opium anglais »  ou encore, celles ressenties lorsqu’une femme aimée « se déshabille deux fois » dans un trou de soleil.

    JPGP

     

  • Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour de CECILE GUIVARCH

     

    Un petit peu d’herbes et des bruits d’amour

    Cécile Guivarch

    Editions de l’Arbres à paroles

    ISBN :978-2-87406-559-o

    Juin 2013

    96  pages

     

     

    Dédicacé à sa mère, à sa famille et à l’Espagne originelle le sixième livre Cécile Guivarch interroge l’histoire familiale:  

    d’un pays entre les montagnes / avec photos de famille dans les arbres /toute en cascades les unes les autres /…

    Pour ne pas oublier ce qui fut souffrance pour sa grand-mère,

     cachée au fond d’elle-même / s’en bouche les oreilles/…

    le livre évoque en l’éveillant à nos jours l’histoire d’une mère et de sa fille sous l’emprise d’une absence et d’un abandon douloureux. La collaboration de sa sœur Isabelle Guivarch avec des portraits de femmes de la famille, à l’encre, ajoute au livre dans son entreprise de ré-appropriation d’un passé familial. Afin peut-être de mieux le percevoir pour enfin s’en éloigner sereinement :

    Ce qui est suspendu / craque sur le plancher/ … 

     …tout s’est arrêté et nous / dans / cela

    Les poèmes esquissent  en des  représentations fugaces des scènes nées d’une narration familiale.  Ils sont  vifs de réminiscences affectives et compassionnelles et sont écrits avec sobriété. Ces remémorations issues d’un imaginaire nourri au feu des questions ressassées sur l’histoire familiale se traduisent en des poèmes sans concession et libres de tout épanchement, comme ces vers évoquant la guerre d’Espagne :

    ce que les hommes abattent d’arbres / ce que les femmes donnent à la terre

    Le départ et l’absence du « père » qui sera à la source avec la grand-mère de cette filiation, restent ancrés à la genèse et au déroulement de l’histoire familiale. Ce vide et ce manque demeurent une blessure que les poèmes tentent de panser en rappelant à la mémoire – de tous - la souffrance des femmes. Les vers elliptiques parfois  viennent rappeler cette absence et ce manque.

    son visage / tout le poids des charrues

    les semelles râpent quand l’hiver

     

    Sans concession aucune sur la réalité et avec en fin de poèmes, une tension marquée par des vers qui ne s'apitoient pas :

    sa douleur du cœur plus forte/ ses larmes sans déborder / restent à l’intérieur

    Cécile Guivarch salue les siens et montre ici  comment la poésie  peut résoudre à sa mesure, les circonvolutions de nos histoires singulières où la vie nous entraîne. Elle écrit vers la fin du livre cet espoir:

    Pourrons-nous / renaître / les uns les autres/ du même / sang

     

    et témoigne d’un bel hommage à ses aïeux :

     

    Qui vous dira mes aïeux /

    « n’avons cessé de penser à vous » /

     

    vos silences écoulés de cœur en cœur/

    vos sang mêlés de rivières/

     

    vous reteniez votre souffle/

     

    vous n’avez jamais été aussi proches/

     à frémir sur nos épaules

    Hervé Martin

  • N, de PHILIPPE JAFFEUX

    N, L’E N IEMe

    Philippe Jaffeux

    Passage d’Encres éditions

    Trace(s)

    ISBN :978-2-35855-077-2

    1er Semestre 2013

    36 pages

     

     

    Est-ce un abécédaire ? Un abécédaire d'abécédaire ? Que penser de  N, L’e n iemequi ne représente qu’un quinzième de la création littéraire de Philippe Jaffeux  Alphabet. Ce projet hors norme de 390 pages est composé de 15 textes de 26 pages chacun, titré de A à O. Chacun de ces textes déclinant à leur tour les 26 lettres de l’alphabet selon une contrainte spécifique. Chaque contrainte est expliquée par des Notes et des Précisions qui précédent chaque texte et qui font partie intégrante de l’œuvre. L’ensemble questionne le lecteur  notamment sur l’aspect conceptuel d’un tel projet. Alphabet est dédié au père de l’auteur.

     

    Après la lettre O L’AN, paru à l’Atelier de l’Agneau,  N, L’e n ieme, paraît aujourd’hui  chez Passage d’encres dans la Collection Traces. Il n’est rendu accessible que par le filtre d’un procédé de transcription du texte qui suit :

     «La lettre N, intitulée « L’énième », est composée de 26 carrés de 14 cm (et donc d’une superficie de 196 cm2). Chaque carré contient 26 phrases, 33 lignes et 32 interlignes ainsi que 196 lettres n dont chacune des apparitions est décalée. La ponctuation progressive consiste à mettre en exposant la dernière lettre des 26 phrases de la page A jusqu’aux 26 dernières lettres des 26 phrases de la page Z. La pagination élève chaque lettre de l’alphabet à la puissance n. La lettre n disparaît sur la dernière phrase avant de réapparaître dans un mot final qui annonce la lettre O. »  

    On voit ici la complexité et la précision de la contrainte formelle. Elle rend le texte difficilement lisible.

    Faut-il apparenter ce texte au lettrisme ? Ou à ceux écrits avec les contraintes de l’Oulipo ? Je choisi  d’y voir le fruit du travail d’un être singulier prit dans des problématiques intimes de son existence. La subtilité du procédé  graphique et arithmétique comme la précision  des mécanismes expliqués dans l’avant-propos ci-après dépassent autrement l’existence du texte :

     « Les décalages s’effectuent aussi sur les lettres n mises en exposant. Sur la page N les lettres n sont toutes mises en exposant. Les mesures récapitulatives dans N sont des décalages de lettres n, nombre de lettres mises en exposant, pages (ou carrés), lignes et interlignes, phrases et sur la 25e ligne de la page Z, une mesure récapitulative à partir de la lettre A. Afin de contenir 26 phrases, écrites sur 33 lignes, dans un carré, celui-ci ne mesure pas exactement 14 cm. »

    Associé, semble-t-il,  lors de sa conception à l’outil informatique, N est rendu pour ainsi dire et paradoxalement illisible par ce cryptage complexe expliqué dans les notes préliminaires. Ces Notes et ces Précisions, donnent des explications arithmétiques et formelles que le lecteur ne suit qu’avec difficulté, comme un masque posé sur le texte qui brouillerait les pistes des motivations profondes d’un tel travail. Une façon peut-être d’admettre l’inouï d’une vie incontrôlable en rationalisant formellement les codes possibles d’une narration impossible. Cependant l’intérêt du texte qui se situe probablement  dans ces limites conserve son mystère entier.

     

    Tant il est délicat de le lire, je situerai N au médian de l’écrit et du pictural. Dès lors que dire de ces «  26 carrés de 26 cm d’une superficie de 196 cm2 »  récurrents et sur lesquels le texte se développe ?  Que voir dans ces carrés sombres maculés de minuscules espaces blancs sur la page ? Peut-être un clignotement entre les n ? Un oubli ou un manque ? Quelle est cette œuvre qui se place entre deux sémiotiques possibles ?  Littéralement que dit-elle ? En voici des extraits choisis :

    Un vide souterrain célèbre l’apparition d’une distance sous une lumière cosmique ; Je caricature l’alphabet d’une image lorsque je comble le fond d’un spectacle au moyen d’un manque exact ; Le rôle d’une page prise à son propre jeu construit la scène d’un hasart réglé sur une tautologie destructive ; Cent quatre-vingt-seize excentricités mémorisent une page difforme  pour radicaliser la mise au carré d’un oubli traumatique ; Cent quatre-vingt-seize formules vides métamorphosent les côtés d’un carré en une quatorzième lettre magique ; …

     

     

     

     

     

    À ma lecture, le sens littéral du texte ne cesse de discréditer la crédibilité de son langage qui renvoie aux normes même de sa construction dans une logorrhée parfois incantatoire. Le  texte emploie aussi des termes mystiques et magiques, ou d’autres  qui montrent une défiance au langage en employant les formulations suivantes : une écriture impraticable… ; un jeu disposé à contourner la rhétorique d’un décor défiguré… ; Un ordre ignoré par un chiffre ponctue la quatorzième leçon d’un abécédaire illisible ; (C) ; La transparence d’un alphabet héroïque se résorbe au contact d’un écran  en vue d’obscurcir la diffusion d’une écriture grotesque ; (X)…Je mélange des outrances avec des éclats de papier… ; Autant d’exemple qui montrent l’esprit dans lequel l’auteur nous transmet ces textes. Comme pour dire peut-être que ce qui est essentiel n’est pas le texte lui-même mais la pulsion du geste créateur. Il souligne aussi une impossibilité à exprimer ce qui serait pour l’auteur inconcevable et indicible. Avec ce texte Philippe Jaffeux voudrait changer l’ordre de la réalité en triturant l’alphabet, son organisation et les codes textuels qui en résultent. Comme si par ce processus – Magique ? Incantatoire ? Mystique ? l’ordre des événements passés pouvait en être changé. Dans l’espoir peut-être de reprendre le cours d’une histoire personnelle avec le père avant qu’elle ne se soit interrompue.

     

    La complexité des procédés, différents à chacune des 26 lettres, employées pour l’écriture d’Alphabet montre l’élaboration titanesque qu’aura mobilisée cette œuvre singulière dont N, L’e n ieme fait partie. C’est ce quelque chose de démesuré qui fait d’Alphabet une œuvre. Cette élaboration influe sur les formes du texte, remet en cause les codes usuels d’écriture/lecture et nous interpelle. Le  rappel en un seul document (disponible sur le site de l’auteur (http://www.philippejaffeux.com/)) des Notes et Précisions  pour les 15 lettres montre leur importance et leur intégration entière à l’œuvre. Elles contiennent des variables,  font état de poids, de longueurs, de nombres, de tailles d’octets… Incorporent des signes de ponctuations, jouent avec des lignes, des interlignes… Leur conception mélange symbolique du signe, calcul arithmétique et binaire, jeu autour des formes…  qui toutes interpellent le lecteur. Cette élaboration est démesurée ! Dantesque ! L’intérêt de cette œuvre est principalement à voir dans cette démesure d’énergie à créer des systèmes d’écritures. Et il faut se demander si la démesure de la conception d’Alphabet  n’est pas une réponse de l’auteur  face un événement majeur de la vie, vécu comme traumatique et inadmissible.  La littérature, la poésie, l’art d’une manière générale aide à vivre et à lutter contre les événements éprouvant de la vie. Je pense qu’Alphabet dans sa singularité et son outrance en témoigne.

     

    Hervé Martin

     

    Le site de Philippe Jaffeux :(http://www.philippejaffeux.com/)

     

     

  • AU COMMENCEMENT DES DOULEURS - de PASCAL BOULANGER

    Au commencement des douleurs

    Pascal Boulanger

    Éditions de Corlevour

    125 pages,

    Avril 2013,

    17 euros.

                                                                              

     

    Le livre est composé de trois parties avec Au commencement des douleurs qui ouvre et donne le titre au livre, De grandes épopées où de nombreux poèmes sont dédicacés et celle intitulée Perfection qui clôt l’ouvrage. Le livre est empli de références chrétiennes et bibliques que le lecteur découvrira.

     

    Dans cette dernière partie Perfection Pascal Boulanger rend hommage à un temps passé – un âge d’or ? tout en soulignant tacitement les horizons d’espérances perdues. Et c’est peut-être par ce poème qu’il convient d’aborder le livre. Ainsi, sous d’autres auspices que celles d’un désastre et de prophéties sombres du premier ensemble, Pascal Boulanger en appel à l’ordre ancien et aux valeurs séculaires autour desquels la société des hommes s’est érigée. Comment nommer ce désir implicite à repenser l’évolution du monde sur un mode qui aurait fait ses preuves ? J’y vois la conséquence d’une éprouvante désillusion face à l’état du monde. Une déception profonde et entière où se brisèrent toutes les espérances et les espoirs nourris par l’esprit des lumières, le progrès, les connaissances et l’intelligence humaine. Dans ce poème Pascal Boulanger rend hommage, comme pour invoquer le cycle des saisons, la permanence des fleuves, la pérennité des forêts, la limpidité des eaux et de l’air… En somme, la quête d’une vie d’équilibre et d’un retour à l’innocence première.

    Aux océans quand ils se déchaînent soudainement

    Aux bijoux aux doigts des vagues

    À la clarté imprévisible & brutale de l’éveil

    Au soleil ébloui d’herbes & de fleurs

    Aux fenêtres qui restent ouvertes tout l’été

    À la légèreté des papillons

    Aux bêtes qui traversent lentement les jardins

    Aux plis des corsages

    Aux baisers sur la bouche

    Renvoyant à la religion ou à la culture, à la nature ou à l’histoire ces hommages semblent nés d’une meurtrissure intime et n’ont pour dessein que l’espoir d’un monde empli d’humanité. Une tentative pour sauver ce qui est perçu comme intrinsèque à l’ordre naturel du monde et pour un retour à d’anciennes valeurs qui seraient éprouvées.

    Le monde change. Une ère nouvelle s’ouvre sur l’inconnu engendrant des risques inédits, aux conséquences, il faut le reconnaître, irrémédiables s’ils se concrétisaient !

     

    Pour Pascal Boulanger, alors « un désastre et une dévastation » sont en cours. L’ensemble Au commencement des douleurs en témoigne avec ses poèmes décrivant des scènes de barbaries, de pillages, de fêtes orgiaques…

    Rien qu’une ivresse vide / comme se frotter du sang des victimes.

    Utilisant parfois dans les vers des suites de sonorités identiques, certains poèmes font songer à des psalmodies incantatoires qui conjureraient les augures. C’est la description d’une société déliquescente ayant perdu toutes notions d’humanité qui nous est faite ici :

    Et déjà la foule réclame par des cris confus le supplice des conjurés /

     

    La vision apocalyptique du monde que le poète partage ici comme une alerte ultime se fonde sur les textes bibliques, sur une conviction personnelle et des lectures dont celle de René Girard. Mais devant la gravité des prévisions scientifiques, face aux informations alarmantes de tout ordre, constatant les mensonges proférés par les « grands » de ce monde, qui - en toute sincérité !- n’a pas songé un instant aux textes de l’apocalypse ? Pascal Boulanger en fait un constat personnel et conclue son analyse en puisant le titre de son livre dans un extrait de l’évangile de Saint Mathieu. Il assimile les bouleversements qui surgissent à notre époque aux signes d’une société en déclin et les rapproche des prophéties bibliques. C’est en témoin sensible qu’il é(crie) la conviction qui s’impose à son analyse : celle d’un monde finissant allant immanquablement à sa perte.

     

    L’ensemble De grandes épopées est accompagné d’une citation de Charles De Gaulle à propos de la fin d’une civilisation. De nombreux poèmes y sont dédicacés à des proches et à des poètes. Pascal Boulanger y décrit un monde où les hommes se conduisent bestialement et ne sont plus que les rouages d’un système mécaniste dépourvu de tout sens :

    Le temps humains n’avait plus court.

    Nous n’étions que de simples maillons

    dans la chaîne alimentaire

    leur cheptel

     

    Pour le poète

    une fracture s’est creusée entre les maîtres de la guerre et /

    les maîtres de la prière

    Entre la parole et les actes ? Pascal Boulanger dépeint une société où les hommes auraient perdu toute humanité. Il énumère les signes de cette décrépitude et stigmatise vivement la responsabilité de la démocratie dans ce constat. Composé de courts poèmes, cet ensemble semblerait transposer à notre époque celle où vécu le Christ. Le dernier vers du poème intitulé Le Galiléen se termine ainsi, comme un regret :

    Nous savons qu’aucun /

    n’a jamais parlé

    comme il a parlé.

    Avec ce livre, le poète manifeste sa ferveur chrétienne que corrobore le texte préliminaire lorsqu’il évoque la parousie : le retour du Christ à la fin des temps.

     

    La poésie, comme Pascal Boulanger l’affirme dans son texte préliminaire, « …peut mettre en lumière cette volonté sociale de dissimuler les mécanismes du ressentiment... » Ainsi, comme avec Tacite ou Le lierre et la foudre Pascal Boulanger s’attelle à la tâche dans son travail de poète et termine Au commencement des douleurs,  apaisé, par ces vers :

     

    Renonce à te venger, tais-toi,

    prends congé.


    Hervé Martin

  • PETER GIZZI, L'EXTERNATIONALE, COLLECTION "SERIE AMERICAINE" CHEZ CORTI

    L’externationale 

    Peter Gizzi,

    traduit de l’anglais (USA) par Stéphane Bouquet,

    coll. « série américaine », Corti, Paris,

    112 pages

    17 €.

    par Jean-Paul Gavard-Perret

     

    Peter Gizzi  s’oriente vers une vision d’un corps autre. Celui auquel il s’identifie à la fois à  travers les images (Jess Collins, Van Gogh) et les sons (John Cage) et par un arrachement puis un transfert du « je » vers le neutre : »

     « Trop de spectacles conquièrent le je.

    Que pourrais-je en tirer ? Stupéfaction ?(…)

    Certains appellent cela confiance en soi. ».

     La poésie devient l’exercice de cet arrachement continuel aux certitudes du moi. Il donne à la perception elle-même l’occasion de subir une métamorphose. L’œil n’est plus une fenêtre vers l’extérieur mais l’intérieur. La narration bascule au profit de la méditation au sein des formes, couleurs et sons. En même temps le corps se métamorphose en une extension physique sans organes sinon les capteurs sensoriels.

     Le poète américain se dégage du corps dolent qui empoisonna la poésie jusqu’à Artaud qui le premier nia sa pression (au moins « sur le papier »). « L’externationale » devient le livre qui énonce des pulsations de vie particulière. Elle se traduit en une écriture éloignée du logos. D’où la difficulté de sa traduction. En effet le poème dévore parfois les mots. Cela exige du lecteur un rôle (presque) excessif et une concentration extrême. Surgissent jeu et jet verbaux où se distinguent des séries d’assonances. Elles  s’appellent, se succèdent, se complètent. Un tissage sonore gouverne le sens, le fait dévier, le précipice. On y suit les pulsations d’une pensée qui avance, non par enchaînements mais par associations juxtaposées : « scule, ence, ide » ou encore « mandias, icieux, rex » par exemple.

     Difficile pourtant de comprendre le rythme de ces élans, de ces chutes et de tels raccourcis violents. On sent que la poésie est une pensée en acte mais en appréhender toute la force n’est pas simple. Tout se comprend plus par suggestion ou « auto transcription » mentale  que par réelle compréhension. La sensation cependant demeure présente. Elle vient des racines de la poésie (Dickinson, Whitman, Blake) et du prisme des images et des sons d’œuvres contemporaines. De la sorte le langage s’abîme dans son propre mouvement et se manque à lui-même pour passer de la confrontation du réel avec l’irréalité de la représentation. Une telle ambition permet de donner à voir, à entendre – et pour paraphraser Artaud -   un théâtre et son double.

     Résumons : Peter Gizzi reste un des tenants de la revendication d’une forme poétique qui ne correspond plus aux normes classiques. Parfois vaguement narrative mais surtout tranchante cette poésie traduit un désir obsessionnel de donner au texte une nouvelle anatomie où s’insèrent des scissions internes. Rares sont les œuvres dégagées de nostalgie et dotées d’une telle vertu énergétique.

     

    Jean-Paul Gavard-Perret

  • Le numéro 7 de la revue Incertain Regard est en ligne...

    Le numéro 7 de la revue Incertain Regard est disponible sur le site de la revue.


    Incertain Regard N°7

    Poètes et peintre publiés dans ce numéro :

    Hamid Tibouchi,  Mirjana Marinšek Nikolić,  Yann Miralles,

    Jacques Allemand,  Jacques Canut,   Françoise Biger,

    Nicolas Jaen,  Christine Bloyet,  Guillaume Decourt,

    Fabrice Farre,  Chetro de Carolis,  Jacqueline Fhima Béhar,

    Calou Semin,  Céline Rochette-Castel,  Jacqueline Fischer,

    Gaël Pietquin,    Nathalie Bassand.


    " Une quinzaine d’auteurs à découvrir autour d’Hamid Tibouchi, qui est l’invité de ce numéro, avec la peintre et écrivaine serbe Mirjana Marinšek Nikolić. Cette dernière nous propose trois portraits dont celui lumineux et étrange en page de couverture intitulé Franchement ma chère, je m'en fiche. On découvrira entre les poèmes d’Hamid Tibouchi  « …poèmes/qu’est-ce que c’est /sinon moi l’homme /ordinaire / et peut-être aussi/ un peu toi lecteur… », ses tableaux abstraits aux dominantes mauves et où des signes comme des traces nous interpellent. Des formes anciennes employées par Guillaume Decourt à la poésie blanche de Gaël Pietquin, des savoureux quintils de Françoise Biger aux brefs poèmes de Cécile Rochette-Castel la poésie propose ici une diversité de ses formes. On lira également Yann Miralles « sinon que le langage / est d’abord ça : cette / énergie qui déborde / qui part ou qui traverse / le corps. » ; Nicolas Jaen « saloperie de clou dans la chaussure./ des traces de pas disais-tu. le poème. »  Ou encore Chetro De Carolis « il n’est ni bruit ni mélodie sublime / qui ne cesse au silence suprême /du musicien.».  Belles découvertes, bonne lecture !"

    Hervé Martin

     


     

  • LE BECKETT ABSOLU POÈTE d’Isabelle Sobelman

    « Beckett »,

    Isabelle Sobelman,

    Éditions Derrière la Salle de Bain,  Rouen,

    7 Euros.

    par Jean-Paul Gavard-Perret

     

    À partir d’une œuvre de Jean-Olivier Hucleux Isabelle Sobelman a écrit l’essai le plus dense et le plus ramassé sur Beckett un des rares écrivains et poètes dit-elle « à ne jamais mentir ». Il fut pour cela libéré de bien des choses. Surtout des contingences. Porté par les femmes et surtout par Suzanne. Elle fut d’abord l’infirmière aimée qui le tira d’une situation périlleuse. Elle devint l’épousée et la presque haïe. S’en approcher trop le fit s’en éloigner (ah les vases communicants – ou non…). Dans le même appartement le couple n’échangea bientôt plus que par le téléphone intérieur. Ce fut une nouvelle stratégie inventée par Beckett pour quitter le réel afin de respirer. Bref un nouvel avatar du mouvement qui lui fit fuir le pays natal pour trouver de l’air. Beckett ne pouvait rester que loin de l’Irlande en éternelle « vacance ». De retour sur son île – rapporte son psychanalyste Bion – il en revenait couvert de pustules.

     

    Il est certain que tout avait mal commencé. Qu’on se souvienne que Beckett a vu le jour un vendredi saint. La pire date pour une famille catholique. Cette naissance qui fit de lui un mort-né ne pouvant non seulement « s’approcher du rien par le vide mais avec deux êtres chevillés en lui : le vivant et le mort. Les deux à bonne distance de leurs semblables. Avec le sentiment – comme il l’avoua à Charles Juliet – d’ « être jamais né, d’être – naissant – assassiné ». À la fois vieux chêne et épervier.

     

    Mais Isabelle Sobelman par-delà le ponctuel rappelle l’essentiel. À savoir la jeunesse « éternelle » de Beckett. Sa jeunesse c’est le présent, c’est l’instant. Là où l’écriture elle-même fait peur dans l’aventure démesurée de vivre. L’auteur y donne toutes ses forces. À la limite de l’égarement, au pied d’une falaise. Écrire c’est grimper quelques centimètres dans une varappe incessante et une marche forcée dans Paris, sa rumeur, sa beauté. Certains instants soutiennent. D’autres font le contraire (euphémisme). Mais l’auteure rappelle que Beckett n’a jamais parlé de la mort : il n’a montré que la vie. Guettant l’instant. Quand il ne l’attend pas il dort, il se détruit, il a des remords, il boit, il joue du piano. Mains parfaites. Sachant qu’il n’y avait pas de mots, des mots « qui font ». Il n’y a que des murmures et des hésitations.

     

    Une cataracte rendit Beckett un temps presque aveugle. Ce fut une autre manière comme l’indique une de ses phrases « Voir mal pour voir mieux ». Et parler peu pour dire mieux. Dans le silence et l’immobilité. Attendant le seul texte d’une page. Celui dont on peut vivre. Cette « Folie du croire » (publié en fac-similé par la librairie des Éditions de Minuit lors de la mort de Beckett). Un tel saut dans l’inconnu rappelle une dernière fois que l’écriture c’est le risque. Un salto vers l’énergie. Un soupir sans point final. Avant que de finir et de subir la « dernière cure d’ignorance » dont Beckett parla à Novarina en tant que « seul principe poétique ». À savoir se laisser traverser, se laisser dominer par ce qui dépasse. Attendre que tout s’effondre, entrer dans un terrain d’ignorance. Certains ont pris cela pour du mysticisme. Mais c’est tout le contraire. Isabelle Sobelman l’a compris. Ce qui compte pour Beckett c’est la défaillance de la logique et de la transcendance. Il faut être vaincu pour faire.

     

  • Laurent Bouisset (poète-performer) et Fabien de Chavanes (musicien-photographe)

    Un travail de poésie musicale  avec le photographe et musicien Fabien de Chavanes. Deux liens Soundcloud pour le découvrir :
     
    - d'abord le long poème "ENFIN NU LE SILENCE"  à écouter à l’adresse suivante :
     
    « L’inspiration est jazz, bien sûr. La figure de Coltrane, mais de bien d’autres saxophonistes aussi parsème le texte, mais nous ne cherchons pas pour autant à coller à des images, ou à des références, ou encore à des icônes inhibantes. Nous cherchons à déplacer les symboles, à peindre des instants, des pouls et dans l’eau des nappes de son, à mieux nager. Et, revenus sur terre, courir alors. Courir loin des drapeaux. Comme le gueulent les gamins des favelas ou bien d’ailleurs, à la fin du poème, après la mort du musicien : « Son tibia frappe un rêve de tambour / Un rêve de carnaval enfui / Que l’on rattraperait / C’est sûr / Si l’on pouvait seulement / Courir encore / On laisserait crier / Dans ce feu / Toute la nuit / Ce feu de nos jambes / Et des notes / L’amertume et le bleu / Et le vent bleu des vagues / Revenues calmement / Ecorcher l’ombre »
     
    Nous cherchons à scruter le plus noir des cauchemars possibles, c’est-à-dire déterrer l’os encore chaud du vingtième siècle et nous pensons à son achèvement surtout, après le sentencieux « plus jamais ça », ayant vu la répétition la pire, le retour de l’infect au pied des acacias du côté du Rwanda, au fond des Balkans mutilés pour ce qui est du génocide bosniaque. Nous cherchons à scruter cela, par les mots, par les sons, par l’extension de nos voix démultipliées mais sans volonté d’en devenir les otages amers. C’est le contraire. Nous puisons tout au fond de nos échecs, de nos échecs en tant qu’espèce, mais pas seulement, de nos échecs en tant qu’individus, l’insatisfaction primordiale, l’indignation élémentaire donnant rage et folie et ses couleurs au saxo-flux de mots, de notes et d’horizons ressuscités. Comme il est dit au plateau 5 : « Précisément parce que / Cracher t’est impossible / Que tu craches à te tordre l’âme / Parce que l’avenir s’est éteint pour ta pomme / Que t’évolues / Te crames / Et tu deviens / La frustration est le terrain / Elle est la corde aussi où tu t’enlaces / Où t’aimerais monter / Mais tu l’avoues que / T’as du mal... »
     
    Ce silence dont il est question à la fin. Ce silence-là ne peut s’étreindre  qu’au terme d’un chant endiablé. Qu’après l’immolation du duende, pour reprendre les termes de Lorca. Qu’après l’épreuve et l’exorcisme pour reprendre les termes de Michaux. Car il s’agit d’une transe avant tout, dans le sens chamanique du terme. D’un long chorus ou d’un solo qui, s’il est bien joué, pourrait amener les lecteurs et spectateurs, les spectateurs-lecteurs, les auditeurs, à se resituer sur la carte en lambeaux de ce monde en charpie, ou à se perdre... A se perdre et saigner, et respirer, derrière... Derrière la vie qu’on nous veut faire... Nu, seul, et libre, au pied d’un phare hanté... Hilare.)
     
    - ensuite l’autre très long poème écrit en Turquie « STAMBOULIOTE IMPROVISATION  disponible à l’adresse suivante :
     
     
    (Dix jours de feu. Dix jours où dormir n’était pas le propos. C’était bien plutôt rencontrer. Arpenter les rues d’Istanbul, explorer loin, parler. En turc ou pas ou en anglais, ou du français, ou des silences, très peu importe. Très peu importait le langage. Il fallait décoller, c’est ça le but. Il fallait décoller, danser, voler. Et ce qui s’est condensé sur ses pages, ce serait le récit d’une insomnie, au fond. Le récit de cette nuit blanche étendue qui, dans la fièvre et la folie, de part en part se serait vue poignardée par des rythmes.)

    Découvrir également le blog Fuego del fuego :(www.fuegodelfuego.blogspot.com),
    et le site du collectif Rhizome 
     

  • Anis Gras le lieu de l'autre - 55 av. Laplace, Arcueil


    Anis Gras le lieu de l'autre.
    55 av. Laplace, Arcueil


    Un événement aura lieu prochainement dans nos murs, une Rencontre autour d'Alain Badiou le dimanche 26 mai 2013 à partir de 16h à Anis Gras le lieu de l'autre.

    La Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne 2013 questionne ainsi la poésie : que signifie « écrire l’événement » ? Avec l’ambition de cheminer vers une poétique de l’événement. L’événement est une notion fondamentale dans la pensée du philosophe Alain Badiou : « Un événement, pour moi, c’est quelque chose qui fait apparaître une possibilité qui était invisible ou même impensable.» Il convient donc d’interroger ce lecteur de Mallarmé et de Pessoa sur le nouage possible entre poésie et événement.

    16 h Projection du film La Place du sujet de Florence Pazzottu, 2012, avec notamment, le poète Woul Woun Son et Alain Badiou. Suivi de la lecture du chapitre « Poésie et Pensée » de La République de Platon dans la traduction d’Alain Badiou, avec Alain Badiou, Damien Houssier, Florence Pazzottu et Patrick Zuzalla.
    18 h Entretien entre Alain Badiou, Florence Pazzottu et Ari Sitas (poète sud-africain).
    19 h 30 Récital de poésie sud-africaine avec Ari Sitas, Karen Press, Vonani Bila et Ronelda Kamfer.

    En collaboration avec la Biennale internationale des poètes du Val-de-marne. Conception : Patrick Zuzalla.

  • Zoom avant, de Christophe Stolowicki,

    Zoom avant,

    Christophe Stolowicki,

    Peintures de Thérèse Jeanneau,

    coll. « Trace(s) », Passages d’encres, 2013,

    14 €.

    par Jean-Paul Gavard-Perret

     

    Stolowicki garde au cœur de sa poésie le ravin et la braise des sacrifiés. Il est le fils secret des sans nom de l’Histoire. Par diffraction ce qui fut mort paraît. Mais laisse chacun encore plus seul. Foule retentit. Foule ou l’un contre l’autre. L’un en l’autre comme revenus stupéfiés. Est-ce la présence à ses côtés de Thérèse Jeanneau ? Mais toujours est-il que le poète « s’ose ». Certes les miasmes de son passé demeurent avec l’absence d’espérance « et sa ceinture de noir ». Mais le regard trouve dans l’obscur un chemin de hallage. Surgit - en dépit du manque de relief qui ne tient pas au paysage mais à celui qui le regarde - : « L’éclat océan des nombres premiers, des entiers décimaux de jeunesse ». Stolowicki replace le corps - ou plutôt l'inscription corporelle de l'esprit - dans des dispositifs techniques poétiques pour faire remonter sans faire abstraction de la mémoire « l’autre face du noir ». En la syncope immense des corps le poète inclus chaque fois toute la nuit et toute la lumière afin que le poème devienne la phrase totale.

    Aux grands silences collectifs, aux bruits des bottes qui firent résonner la souffrance il donne un rythme, un témoignage et réinvente une forêt des songes. Il y repère un bois de signes. Les deux appellent à un au-delà de la vision par la matière travaillée, reprise, élaborée. Et si le poète va toujours puiser du fond des temps un savoir enfoui pour rappeler une violence absolue et une douleur toujours présente il fait briller une lumière de chaos d’éclats. Buvant sa mort vivant il tente d’arracher à ses pesantes nuits d’ombres une splendeur aride au sein de la tension que traduit figures de style et fragmentation du phrasé. Une telle poésie toute en torsions silencieuses devient un tâtonnement sans fin afin que la lumière respire au sein d’une vision aqueuse et minérale. Poésie et peinture s’y répondent dans un voyage à la fois perpétuel et immobile. Au crépuscule l’infime perle d’aube. Le poète propage la vie des obscurs. Il reste comme celle qui l’accompagne ici le passeur qui enterre l’ombre dans la lumière des lignes d’un ciel invisible. Succession d’états de conscience. Retour aux lieux extrêmes. Qui pour les reconnaître ?

    JPGP

     

  • LE VOYAGEUR SANS VOYAGE, de PIERRE CENDORS, éditions Cadex

     Le Voyageur sans voyage,

    Pierre Cendors

    Cadex Éditions,

    Portirange,

    56 pages,

    10 Euros.

     par Jean-Paul Gavard-Perret

    Pierre Cendors est né en 1968 à Ambilly à côté de la frontière suisse. Mais son patronyme d’auteur n’est pas son vrai nom : « C’est un promontoire non-identitaire, un lieu inculte, sans doute un espace d’émigration intérieure. Je suis un marcheur qui s’arrête pour écrire et s’assied pour avancer d’un pas plus loin. Paysages d’origines : l’Irlande et l’Écosse. C’est là que j’ai acquis les rudiments d’un art un peu oublié : l’errance éveillée » dit le poète.

    Son livre le prouve. Il est vrai que Cendors a de qui tenir. Enfant un arrière-cousin romancier et historien l’initia à la littérature. Et après des études d’Art il effectua son service militaire là où une autre figure tutélaire du futur écrivain - Charles Juliet - avait fait le sien. Une correspondance en naquit. Juliet soutint le jeune homme qui s’isole dans le Connemara plusieurs années afin d’écrire. Commence un long travail et un passage de l’Irlande à l’Écosse. À son retour en France Cendors publie son premier roman, « L’Homme caché ». Depuis il vit caché à la campagne, près de Paris dans ses paysages intérieurs qui sont semblables à ceux de ses paysages ascendants irlandais : élémentaires, nus et sauvages.

    Le Voyageur sans voyage s’inscrit sous les mots (rares) d’un enfant secret : « On dit que les histoires d’autrefois commençaient toutes dans les bois. La mienne s’y terminait. Je redoutais d’y suivre l’enfant. Plus que tout, je redoutais de me retrouver face à mes rêves. ». À partir de là le texte devient une nouvelle d’exception dans laquelle un train recouvert de glace - un train bleu - réapparaît chaque soir à la tombée du jour : « Le train bleu n'avait pas de fenêtres. La glace voilait tout. Aucun visage ne paraissait jamais aux wagons » écrit le narrateur. L’étrange convoi ne s’arrête jamais et ne mène nulle part. Personne ne peut dire d’où il vient, qui le conduit et quels sont ses voyageurs.

    S’il peut être vu comme une métaphore de la mémoire et du rêve ou comme celle de tous les déplacements et déportations il reste avant tout un « objet » mouvant, fuyant, insaisissable. Ne connaissant quel est le désir qui lui donna le départ et celui qui en marquerait l’arrêt reste son errance il demeure une énigme. Tracté par le vent fou qu’il déplace à son passage et par la curiosité qu’il génère le lecteur ne peut s’arrêter de dévorer les lignes qui à l’image de la vie et de ce train défilent à travers l’obscur sans en venir en bout mais sans y être fondu.

    Ce train de nuit énigmatique casse la vacuité des jours. Et le lecteur se dit que par une d’entre elles le convoi pourrait atteindre une frontière sans aller plus loin. On rêve pour ce terminus d’une gare non près d’un camp mais d’une poignée de cabanes avec des êtres et des ânes et toute la vie devant eux. Même si celle-ci est incertaine et entrecoupée de pluie comme en terre d’Irlande.

    Le livre est un véritable poème en prose. Moins celui d’un rêve ou d’un cauchemar que celui des conjectures. Comme son sujet il suit son cours dans l’obscurité. Y dormir serait le pire défi. Il faut rester voyageur parmi les voyageurs, entendre d’autres souffles - celui d’une femme, d’un enfant -, craindre ou espérer une portière qui s’ouvre. Et voir contre la lumière bleue de la veilleuse s’ébattre quelques papillons d’espoir. Non ceux du matin mais ceux du soir où l’Un se mêle à tout et où il a perdu son visage.

    JPGP