La poéthèque : bibliographie de Tomas TRANSTROMER
Poésie Gallimard
N° ISBN : 2070317102
3e Trim. 2004
7.00 €
Une approche de Tomas Tranströmer
Ce n’est pas le volume des pages écrites qui détermine l’impact et le retentissement d’une œuvre. Cet ouvrage de 350 pages de la collection poésie Gallimard réunit les œuvres complètes du poète suédois Tomas Tranströmer, - seulement une douzaine de titres - écrites durant le demi siècle passé. Une vie d’écriture ! Et si il faut croire Jacques Outin dans la préface qu’il consacre à ce livre, l’œuvre poétique de Tomas Tranströmer est considérée dans le monde comme une œuvre de première importance. Traduite en plus de trente langues l’œuvre a été récompensée par des prix littéraires dans de nombreux pays. En France, tous les livres ont été édités par Le Castor Astral.
Au coeur de la fabrique poétique
Dès les premiers poèmes du livre, la lecture de Tomas Tranströmer révèle un monde d’images en perpétuelle mutation. Nous découvrons un univers composé d’éléments naturels – forêt, mer, terre, vent – ; de choses et d’objets – maisons, bateaux, lignes téléphoniques –. Souvent ils portent en eux tous les signes du vivant. Ils en ont les attributs et s’en parent. C’est ainsi que dans un poème titré – Tableau météorologique – l’océan semble pourvu des nageoires de ses chimères; des aboiements sont perçus comme des hiéroglyphes et l’absence même est signe de ce qui fut « Il n’y a plus rien qui rappelle / le vertige blanc des régates ». Tous les éléments visuels ou auditifs – leurs absences – sont des signes, des médiateurs entre le poète et l’univers. Ils captent une atmosphère et sont les moyens d’interpréter le monde. Nous sommes au coeur de la fabrique poétique. Ici opère une médiation entre la réalité du monde et la palpitation du corps. Et on distingue en de nombreux poèmes du livre l ‘élaboration de ce processus poétique.Comme dans les premiers vers du poème suivant – Les quatre tempéraments – :
« L’œil scrutateur mue les rayons du soleil en matraques policières.»
Ici, la métaphore est claire, directe, expressive. Il suffit simplement d’observer une scène pour que l’imagination fertilise l’écriture du poète.
Ou encore dans cet autre vers :
« Il suffit de fermer les yeux pour entendre distinctement que les mouettes font tinter les cloches dominicales... »
Comme un saut hors du rêve, un passage
Il convient donc d’ouvrir ou de fermer les yeux selon le sens par lequel opérera la médiation créatrice. Cette création poétique qui transpose ce qui arrive aux sens du poète – ces signes que sont les odeurs, les sons, les visions... – est vive chez Tranströmer. Il n’invente pas et nous le dit dès le premier vers du livre « L’éveil est un saut en parachute hors du rêve ». Et c’est bien la réalité qui habite l’univers du poète ( ici le soleil, les mouettes...) Mais où se situent les limites de cette réalité là? Où commence ce « saut » du rêve à la réalité ou de la réalité au rêve? Saut que l’on peut qualifier de passage et dont Tranströmer ne cesse de franchir la frontière. Ce saut - ce passage – me semble symbolisé ici, dans ce vers décrivant la persistance rétinienne dont chacun a pu éprouver les effets :
« Ils éteignent la lampe et son globe rayonne / un instant avant de se dissoudre / comme un comprimé dans un verre d’obscurité. »
La distorsion des sens
La vue ici, mais l’ouie également, lorsque les sons créent l’impression que les végétaux ou les choses sont vivants. Ainsi le son de la pluie sur le feuillage ou sur le sol donne l’impression que l’arbre marche (L’arbre et le firmament); et la vivacité des couleurs celle que le sol bondit (Face à face). Alors dans ce processus poétique l’univers se transforme. Ce qui était inerte est porteur d’une initiative vivante et même le poème à un moment va prendre la place du poète.(Oiseaux du matin). Un poème de Tranströmer peut naître dans la quotidienneté du matin et le bruit d’un rasoir électrique. L’imagination emporte le poète dans les airs quand le son se mue en un vacarme de moteur d’hélicoptère. L’alchimie poétique est sans cesse opérante. L’imagination transforme puis transforme encore ce qui est entendu, observé ou ressenti. Dans cette poésie, des mutations peuvent apparaître sous l’influence révélatrice du ciel, de la lumière ou de la couleur du temps et celle de la distorsion des sens. Comme dans le poème Plus loin encore :
»Soudain, le soleil incandescent / est au milieu du pare-brise / et me submerge. Je suis translucide / et une écriture inscrit / en moi / des mots tracés à l’encre sympathique / qui surgissent / lorsqu’on tient le papier au-dessus de la flamme ! »
Soudain, un passage est ouvert que le poète emprunte. Il est alors emporté – Plus loin encore – par le processus de son écriture, de la monotonie d’un embouteillage citadin bien réel, à l’imaginaire d’une pierre parmi les pierres, mais précieuse d’un pouvoir omnipotent à résoudre les grandes énigmes de l’univers. L’imagination poétique laisse ici carte blanche au poète. Dans un autre poème encore des masques japonais et tibétains se muent en visages. Ils respirent, questionnent, interrogent...Et les souvenirs du poète à fleur de peau et de l’être, se tenant juste en lisière du corps resurgissent ici, sous l’aspect de visages amis, côtoyés ou connus et qui réapparaissent dès lors que le silence ou la solitude gagne l’espace du poète.
La transmutation
Ainsi, le principe de création de l’écriture poétique chez Tranströmer s’observe tout au long du livre dans ces transmutations qui s’opèrent à l’instant même ou la vie s’écoule. La réalité se mue en un tout autre monde fait de souvenirs, de visions ou de créations. Chez le poète, des mondes contigus cohabitent, avec entre eux toujours une porte entre ouverte. Mais où se trouve-t-elle précisément ? Quelle en est la clef qui fera basculer le poète d’un monde vers l’autre ? Ce processus poétique n’est pas sans rappeler celui qui préside à la fertile imagination de l’enfant à l’instinct rêveur. Sans doute Tomas Tranströmer a-t-il su préserver l’enfant en lui lorsqu’il s’échappe par le poème dans un imaginaire nourrit de souvenirs, de connaissances, de douleurs ou d’espoirs. Comme à nouveau dans ce poème « Courte pause durant le concert d’orgue » où le bourdonnement du trafic routier, assimilé à un grand orgue, se substitue à l’orgue de l’église. Alors progressivement et à l’aune de cette substitution, la vie et le monde autour du poète se transforment encore. Une vision s’installe comme une diffraction de la réalité. Les sons perdent leur nature audible et deviennent combats d’ombres, la pulsation du pouls démesurément se transforme en cascade, les colonnes sont des arbres et le toit de l’église une crête. Et c’est enfin un imaginaire nourrit d’inconscient qui affleure dans ce poème lorsque le désir de revoir un ami, surgit en une lumière, une couleur lilas.
Le mot, le langage, la poésie
Comment comprendre ce poème intitulé En mars – 79 ?
« Las de tous ceux qui viennent avec des mots, / des mots, mais pas de langage, / je partis pour l’île recouverte de neige. / L’indomptable n’a pas de mots. / Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens ! / Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige./ Pas de mots, mais un langage. »
Peut-on y déchiffrer une tentative du poète pour définir sa poésie, qui par ailleurs opposerait le langage au mot ? Dans ce court poème pouvons nous assimiler les mots aux traces de pattes d’un cerf dans la neige et apparenter le possible de leur trajectoire sur la neige au langage ? Nous pourrions alors considérer que pour Tranströmer les mots soient jugés trop précis et de fait trop restreints pour justifier de sensations parfois fugaces et d’une large palette de sentiments vécus et ressentis. Trop restreints pour fixer en eux seuls ce qui par définition est fuyant et qui est éprouvé de seconde en seconde dans le corps vivant du poète. Le langage lui, assemble les mots en une combinaison inouïe. Comme le sillage d’une trajectoire, il peut-être témoin de la vie singulière d’un être. Il en a la richesse, la force d’évocation et peut se déployer sous différents registres. Le langage permettrait alors de dire autre chose que ce disent isolément les mots. Le langage est l’élément d’articulation des mots et il est cette énergie qui propulse l’être hors de lui-même. La poésie est le langage de la singularité d’une vie. Elle est la trace de trajectoires intimes dans les multiples registres du possible.
L’indomptable n’a pas de mot
Ce que nous vivons – en et hors de nous – ne peut être réduit en des mots seulement mais plutôt en une articulation de mots – le langage –, par un enchevêtrement de sens qui se heurtent, s’assemblent, s’agglomèrent ou se contrarient. La nature de la poésie se situerait peut-être dans la distance qu’il existe entre soi – ce qui est ressenti – et l’expression de ce qui est ressenti. Distance entre ce qui est vécu et la manière choisie pour l’exprimer. Quelle est la distance langagière qui existe entre une douleur affective qui ébranle le corps et son expression poétique en des mots, une forme, un rythme, des sonorités ? Écrire serait alors réduire cette distance entre le ressenti et son expression sur la page en employant tous les registres du langage. Il faut lire Baltique œuvres complètes et se laisser conduire par le poète à travers le dédale de passages que nous ouvre sa poésie
Hervé Martin