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Notes de lecture - Page 5

  • Gelsomina (diptyque) de Cécile Odartchenko

    Propos2 Éditions,

    Manosque, 2012,

    169 pages, 15 euros.

     

    Depuis la petite enfance Cécile Odartchenko est fascinée par l’homme et son « mat ». Sans exhibitionnisme mais sans fausse pudeur et dans une poésie du quotidien elle le dit sous couvert de la Giulietta Massima de La Strada de Fellini mais aussi d’autres images de légendes tirées (entre autres) d’André Roublev, de Dovjenko. L’amour chez elle ose donc le sexe, il est le monde diurne, épousé, accepté dans ses profondeurs et par-delà les lèvres des deuils et abandons.

    Comme tout être la poétesse y perd tout repère : il fait d’elle une égarée. Elle l'accepte. Elle accepte l’ombre qui la brûle car dit-elle "l'intimité sexuelle est une vraie intimité et donne des droits à l'homme et à la femme aussi à parts égales (…)  Celui qui pour des raisons de confort et de lâcheté, ignore ces raisons du corps, va en être émasculé à court ou à long terme… Il se refuse à jouer le jeu, et le jeu est cruel". Il sera temps plus tard de contempler le trou qu'il laisse et de manger son poing sur l'étale du jour. Reste un magma de sang au goût de pierre, un tremblement figé en bordure des mots. Mais il faut reprendre. L'entente naît d'un présent toujours entier. La nuit n'est plus ce désir lancé vers l'autre mais l'oubli. Pour recommencer et afin que le cœur batte encore la campagne.

    Mais c'est aussi tout sauf un jeu quand ce n'est pas seulement un truc qui coulisse dans le machin mais qu'une partition s'engage et engage pleinement ceux qui l'exécutant se mettent au monde. Jamais recluse dans la froideur « Gelsomina » toujours proche de l'irrécupérable garde sa force pour ce "leurre" amoureux qu'il ne faut effacer. Elle sait que parfois on s'en remet mal, qu’il faut – par exemple - "se demander comment mettre un pied devant l'autre pendant deux ans, après avoir quitté le père de mes enfants, le fusil dans le ventre, ça dit tout". Pour autant par-delà des maltraitances encore plus primitives (celle de sa mère) l’artiste et poétesse dressent encore tes tables, tes coupes de fruits exotiques. Des bouquets de fleurs. Ils ne sécheront pas.

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  • Le Geste ordinaire - Maxime Coton - Laurence Léonard

    Le geste ordinaire

    Maxime Coton

    Laurence Léonard

    Esperluète éditions

     

    Ce livre qui a reçu le prix Poésyvelines 2011 est un bel hommage à la figure du père. Des encres de Laurence Léonard accompagnent les poèmes en évoquant des constructions d’usines, des structures imbriquées, des bâtiments industriels désaffectés… où parfois l’œil croit déceler les corps contraints des ouvriers d’usines. Le livre tente de resserrer ces liens qui existent, souvent dans le silence,  entre un père et un fils. Tout en soulignant  la condition d’ouvrier du père, le livre  met en relief les divergences qui semblent exister entre le fils et ce dernier, puis entre le poète et l’ouvrier. Tout au long du livre une révolte sourd, notamment lorsque le poète s’érige contre ce qui serait la soumission du père à son travail dans sa volonté d’accepter sa propre condition. Mais en filigrane, dans la succession des poèmes, une reconnaissance prend corps envers ce père qui travaille avec la seule force de son corps. Maxime Coton tente alors de mettre en exergue la dimension humaine de ce père sans voix. À travers la lecture de ces poèmes d’hommage au père, rendu avec pudeur et vérité, c’est aussi un paradoxal  dilemme qui apparaît à  l’auteur. « Tout est simple, dans l’ordre    /Je ne peux acheter ta soumission / Je t’admire et te méprise ». C’est ce paradoxe que Maxime Cotton essaie de résoudre.  Le travailleur manuel semble réhabilité au fil des pages sous le regard du fils qui « …comprend cela et bien d’autres choses / parce que je sais lire et écrire ». Le poète écrit alors dans l’ombre du père dans un geste complémentaire  à celui-ci  – un geste ordinaire ?   et dans la volonté probable de faire  – équipe  comme à l’usine, réduisant ainsi l’écart qui sépare le fils du père, le jeune de l’ancien, le travailleur intellectuel de l’ouvrier. Rejoindre le père, dans ce regard partagé, peut-être même au milieu du poème, avec ces vers organisés et rythmés comme le travail manuel peut l’être. « Tu travailles / Je te regarde travailler / C’est mon travail, mon regard /  Mes questions n’ont pas de valeur marchande./ Et pourtant, je les mets en forme. À partir de / tes gestes, je les assemble./ Ce n’est pas de mes mains que je vis. Ce sont / de tes mains, que je vois, célèbre et dessine. » Avec  la figure du père, en arrière-plan, le travail  est revisité pour en faire jaillir des lumières oubliées, sombres et souvent tues. Sans doute faudrait-il que nombre de poètes chantent les louanges des travailleurs manuels, en leur donnant de la voix, pour qu’apparaisse au monde l’intelligence de leurs  gestes qui bâtissent le monde. Leur langage est celui des leurs mains habiles, expertes dans le mouvement des phalanges et des doigts. Nul ne le sait que celui qui l’expérimente. Avec ces poèmes, comme un pont lancé entre deux êtres, Maxime Coton tente de comprendre ce père dans son langage de taiseux. C’est un beau livre où à presque chaque poème un vers nous trouble. Le  poète et l’ouvrier s’opposent dans la différence de leurs langages cependant que le père et le fils se rejoignent sous le regard du lecteur. Un beau livre « …Comme si j’écrivais sur toi / Pour à mon tour te mettre au monde »

    HM

  • GM suivi de GRIFFURES MINERALES

    GM D Terrien.jpgGM suivi de GRIFFURES MINÉRALES

    Danielle Terrien

    Éditions de l’Atlantique

     

    Les éditions de l’Atlantique font paraître deux livres dans leur collection de poésie PHOIBOS. Créer l’ouvert de Valérie Canat de Chizy et GM suivi de Griffure minérales de Danielle Terrien. C’est le second ici qui a retenu mon attention. Sans doute que le thème de la perte que j’y ai vu m’aura touché de plus près. Le livre est composé de deux ensembles, rassemblés à dessein. Un triptyque - G M - et un long ensemble de 52 poèmes  auquel s’ajoute un cinquante troisième composé du seul mot Aimer. Ce livre gravite semble-t-il autour du deuil. Mais au fil des pages, les poèmes semblent énoncer les conditions d’un apaisement et d’une possible réconciliation de l’auteur avec elle-même. Les vers des premiers poèmes esquissent le portrait d’une femme - GM ? - que l’on imagine défunte et qui a laissé chez l’auteur des traces et des souvenirs difficiles « Tu étais qui / pour souffler dans la forge/ arracher le cœur/ que tu avais aimé ? » On pense alors à la figure maternelle dont le souvenir accompagnerait la poétesse, non sans souffrances. Les poèmes du triptyque tentent d’approcher cette figure, au plus vrai d’une difficile réalité « Ramper / à l’intérieur/ Voir la peur/ rouge / comme la mort. » pour en reconstruire une représentation plus rationnelle, peut-être mieux vivable.

    Dans la seconde partie les poèmes de Griffures minérales n’auront pour dessein que de s’extirper de ces souvenirs difficiles « les aimer / en dépit de nos manques…/ » et dire les regrets et les exécrations qui assombrissent les jours présents. C’est par touches que Danielle Terrien avance, en de très courts poèmes qui jaillissent de la conscience éveillée. « Pas à pas / réapprendre / retrouver le goût / l’élan. » On entrevoit alors des paysages du passé que Danielle Terrien se réapproprie. Aux regrets du triptyque se substitue un long poème, composé de cette cinquantaine de strophes courtes, comme seules respirations possibles «  une image / une voix. / En soi / l’ouverture. ». Souffles de cris sauvés de la mémoire pour permettre enfin à la poétesse de s’ouvrir à la joie du monde, déprise enfin de tout ressentiment. Alors progressivement, les vers, les mots portent des élans de vies, des éclats de lumières à venir jusqu’au verbe « aimer » qui est le dernier mot du livre. Un véritable espoir.

     

    HM

  • CARNETS CONFIDENTIELS N°35 ET 36 - JACQUES CANUT

    jacque canut2.JPG

     Villegiatures n°36    et    Escarbilles n°35




    Jacques Canut nous offre deux nouveaux livrets de la série "Carnets confidentiels" débutée il y a une quinzaine d'années. Depuis, régulièrement à raison de 2 fois par an environ, Jacques Canut nous offre un livret d'une trentaine de pages, parfois en édition bilingue  (portugais ou espagnol). Jean L'Anselme avait préfacé son livre Les deniers sapins dans la brume paru en 1987 aux éditions du dé bleu. Jacques Canut qui vit à Auch et qui poursuit discrètement son travail de poète est à l'origine d'une œuvre originale, chaleureuse et attachante. 


    "Il est des paysagesjacque canut1.JPG

    qui furent indispensables

    à mon chant

    tel ce campo

    dont je peuplai l'immensité

    sans regretter

    ma province natale."    Villégiatures


    On peut lire des poèmes de Jacques Canut dans

    le numéro 3 de la revue Incertain Regard :

     

    http://www.incertainregard.fr/Revue/INCERTAINREGARDN3.pdf

    et sur le site de la revue   :   

    http://www.incertainregard.fr/Poemes/PoemeJacquesCanut2.htm

     

    hm

     

  • le lierre la foudre


    le lierre la foudre Ed Corlevourle lierre la foudre

    Pascal BOULANGER


    Éditions de Corlevour

    juin 2011


    C'est bien de notre époque et de son dépérissement dont il est question dans ce livre. Les poèmes de Le lierre la foudre sont parsemés de vers composé de citations d’écrivains, de poètes ou de philosophes qui appuient le propos du livre. Pascal Boulanger y réunit également des témoins, ou pouvant être considéré comme tels, que sont les nombreux dédicataires des poèmes. Époque, dont chacun s'entend à convenir qu'elle irait à sa perte ou pour le moins, que ses horizons sont sombres.
    Face au sombre de ces horizons, Pascal Boulanger la questionne à l'aune de l'espérance portée par les évangiles et les paroles du Christ. Le poète s’inspire de la pensée de René Girard et de sa foi dans les valeurs chrétiennes. Une manière d’opposer à un nihilisme obstiné une vision humaine constructive. La lecture du livre dévoile un périple intérieur, prenant sa source au cœur d’une réflexion individuelle, et à l’issue duquel se profile l’éventualité de la destinée funeste de notre civilisation. D’une histoire intime à l’histoire de l’Homme. « Plus que jamais opposer la vie de chaque homme à la totalité hégélienne ». Plus que jamais, avec ce livre Pascal Boulanger est fidèle à lui-même.

    L’espérance est-elle encore possible ? Quelles furent en réalité celles des hommes pour que notre civilisation en soit si mal en point ? Ce sont ces interrogations qui apparaissent en filigrane de ce livre. Elles s’opposent, de manière dérisoire, à ce désastre qui se profile à l’horizon et auquel nous ne pouvons opposer que notre impuissance. Seule la beauté semble sauvée de ce paysage nihiliste. Elle est aussi sans doute le seul recours pour lutter contre ce délitement. "Les oiseaux, les enfants, les fleurs ne sont que beaux / le royaume est ici mais nous n'en savons rien"
    Car en fait tout est là, dissimulé dans la beauté simple des choses, pour notre joie mais nous ne le savons pas. À moins que cela ne suffise pas aux désirs de l’homme ? Alors, l’orgueil, la vanité humaine, seraient à la source de ce saccage.
    Dans son for intérieur et une solitude qu'il ressent - seul le vent me soutient -, le poète poursuit un chemin pour lutter, à sa mesure, contre l'inévitable qui s’annonce. Mais que peut le poète face au délitement du monde ? Que peut la poésie ? Avec ce vers - Pourquoi m'as-tu abandonné - le poète prend acte de son renoncement reprenant les propos d'un Christ au moment de son dénuement dernier. Mais ici, le doute porte sur le rempart des valeurs que nos sociétés démocratiques et républicaines auraient érigées contre les barbaries, sans pour cela contenir la violence humaine. En vain, constate le poète quand l’homme de lettre qu’il est doute des valeurs qui fondent notre société. Après avoir fait allusion aux camps de concentration dans le poème Carnage, des vers, - terribles - témoignent ostensiblement de ce doute : « se détourner du siècle des Lumière qui, du haut des miradors, éclaire la nuit des camps ». Le lierre la foudre est un livre de doute qui dresse le bilan d’un désenchantement. Désenchantement de la vie ? De nos sociétés démocratiques ? De la promesse inféconde d’un Dieu ? Mais où sont donc passées les valeurs humaines, s’interroge Pascal Boulanger, constatant qu’aujourd’hui "Tout vaut tout". Le désir même n'est plus ! " plus de bien, plus de mal, plus de sacrifice, plus d'offrandes".

    "on porte la marque d'une parole / & la grande douleur confuse / d'un abandon" On trouve peut-être dans ce vers l'énergie d'un désespoir qui anime l'écriture de ce livre. Né de la rupture, entre ce qui fut enseigné pour une société meilleure et le piètre état de nos sociétés d’aujourd’hui. Cette impossible fracture. Un incompréhensible constat de la déliquescence d'un monde que nul ne sait endiguer.

    Le beau et fort poème "Petite suite d'Ordalies " me fait songer à un livre d'Yves Di Manno "un pré, chemin vers" où au sein de la tribu, des crimes étaient perpétrés dans des scènes insupportables. Avec ses mots sanctuaire, autel, couteau, sang, sacrifice… ce poème rassemble aussi en lui les signes d’une barbarie qui se perpétue dans des fêtes dionysiaques et meurtrières. Ces rites séculaires et guerriers des hommes. Mais dans le poème de Pascal Boulanger ces pratiques nous sont contemporaines. Les barbares viennent des banlieues, habitent des immeubles et
    roulent en moto. Comment, lutter contre cette déliquescence amorcée de notre monde ? Pascal Boulanger avec ses mots, ses poèmes pose la question, suggère des hypothèses et tente dans l’écriture de contenir les méfaits de cette situation. C’est à partir de notre histoire chrétienne, - ce dieu qui a pris chair - et des espérances qui suivirent dans une queue de comète de 2000 ans, que Pascal Boulanger propose comme un état des lieux… Dès le premier poème du livre intitulé Sarah, il annonce la chute, chute d’une civilisation et avec elle la fin des espérances annonciatrices d’un monde meilleur. Notre monde se délite, désarmés nous l’observons et Pascal Boulanger constate que « ..le monde était plus triste encore / avant que christ ne souffle dessus » C’est un monde de désespérance que le poète esquisse, ayant perdu ses rêves et ses croyances. Mais Pascal Boulanger en stigmatisant ses travers nous invite à ne pas l’accepter tel et à nous insurger, même contre l’inévitable.
    HM

  • L’EAU – L’ALENTOUR – L’EAU

     

     Christophe Lamiot Enos,

    Éditions Passage D’Encres, Romainville,

    coll. Trace(s),

    110 pages,

    15 euros.

     

    PRÉCIEUX - TROP PEUT-ÊTRE


    Dans ce qui se présente en sous-titre comme « journal de cinq journées en juillet vers et sur Sifnos », l’extrême précision descriptive et narrative transforme le réel en une sorte de forêt des signes propre à suggérer une sensorialité primale. Sous forme de poème d’amour, Lamiot-Enos tente aussi de transformer le monde dans sa trivialité positive :

    « Je m’approche, de la boule, tant

    Que, maintenant, mon regard sans faute

    Si. Il s’agit de polystyrène

    Échoué ici ».

    Mais cette transformation ne va pas sans complaisance stylistique, sans afféterie. Elle fait par exemple de la mer une prêteuse de jupe froncée.

     

    La préciosité est la marque du livre. Elle ne trouve pas toujours sa juste ligne. Et le poète hésite parfois jusque dans la composition des divers corpus et temps. Cela peut séduire. Mais agacer aussi. Une certaine subtilité complexe de la construction et des structures phrastiques ne semble pas forcément se justifier à tout coup. Pour une pépite, bien des formes précieuses presque ridicules.

     

    Se voulant image complice et trace vive de l'émoi sur la piste de cinq journées élues, la poésie piétine. Ses sensations ont bien du mal à franchir le seuil d’un réel flamboiement. Ne voulant rien laisser en souffrance, elles n’arrivent que trop rarement à faire ressentir une connivence intime avec un intérieur habité. Sa disposition à la curiosité du sens de la vie passe en partie à côté.

     

    On se doute que le poète veut faire ressentir de l’intériorité tout ce qui échappe habituellement au langage. Mais en devenant trop complexe le texte s’abîme. Et si on aime ce qui échappe au logos, les glissements de sens, la représentation qu’en propose l’artiste est d’une sidération surfaite. Elle devient pure spectacle pour le spectacle. Jeu pour le je. Bref, l’objectif du livre dévie de sa trajectoire. Au lieu de condensation surgit un aplatissement : le paysage devient une nature morte, le portrait de l’amour se dessine par défaut.

     

     

    Il est bien de casser le confort de lecture. Mais ici la technique débouche sur une sorte de déferlement postiche. Et du postiche au pastiche il n’y a qu’un pas. Reste un écart immense de l’écriture au natif. La parole en voulant s’ériger se couche trop souvent. Elle est écran. Elle reste technique addictive. Trop dans le spectacle un tel texte demeure  « littéraire » par son manque de matérialité. Le lecteur ne peut aller au-delà de certains effets. Il est privé  d’errance. Le spectacle visuel de Lamiot-Enos en cherchant la subjectivité la plus juste possible tombe dans une exploration qui pour le lecteur demeure de l’ordre du fictif, de l’illusion.

     

     

    Certes il faut saluer l’ambition de l’auteur. Mais sa méditation sent la vanité si bien que la vérité et la nécessité de livre se laissent trop rarement saisir. Au scandale possible succède un maniérisme. Le journal qui voudrait susciter une sorte de stupeur ne méduse que trop peu. Le livre demeure plus spectaculaire  que  fable humaine. Voulant inscrire la marge du monde, le bord des choses, quelque part entre solitude et liberté, il échoue dans une sorte de théâtralité. La détermination du foyer de l’expérience du livre semble résulter d’un choix plus stylistique que de la recherche d’un foyer vital qui refuserait toute neutralité au profit d'un engagement intime, essentiel, textuel… Même si c’est sans doute là l’ambition d’un poète qui n’a rien – malgré ce qu’on dit ici de son livre – de négligeable. Tant s’en faut.

     

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  • POUR LE REALYRISME - ROLAND NADAUS

    arealyrisme.jpgPour le réalyrisme

    Roland Nadaus

    Éditions Corps Puce - juin 2011

     

    Hésitant entre pamphlet et manifeste pour définir son texte écrit il y a 30 ans, Roland Nadaus emploie les deux formes qui se complètent dans le livre. Roland Nadaus se dresse d’abord ostensiblement contre les autocrates de la poésie et du verbe. Il s’érige contre des dictats qui imposeraient à la poésie des critères la réduisant à la seule textualité du langage et où elle ne serait traduite que par la forme et les valeurs intrinsèques de la lettre et du mot, niant de cette manière toute la sensibilité humaine. Le poète s’insurge contre cette vision exclusive d’une poésie réduite à la mécanique des mots au mépris de toutes autres diversités poétiques. Contestant ainsi Lautréamont, Roland Nadaus soutient que la poésie est amplement nourrie de la présence humaine par laquelle s’expriment le sensible et l’émotion des êtres.

    Avec un sens aigu de la formule et maniant l’invention et le néologisme dans un esprit critique et satirique Roland Nadaus désigne avec véhémence ces autocrates de la poésie contre lesquels il s’inscrit et cite ici le poète Denis Roche qui proclama, non sans une certaine provocation, que « la poésie est inadmissible d’ailleurs elle n’existe pas ». Puis argumentant son propos, il rappelle la mue en 1971 de Robert Lhoro en Lionel Ray en supposant pour le regretter que cette métamorphose fût inspirée par l’époque du moment, ou encore, évoque le quotidien Le Monde qui éditait des articles sur des textes d’une poésie hermétique, en omettant de proposer dans ses colonnes les échos de la diversité poétique qui existait aussi. Dans le même esprit il cite les revues TXT et Tel Quel.

    Puis, Roland Nadaus nous fait partager sa conception de la poésie.  Elle pourrait se résumer dans cette citation d’André Breton en page 75 du livre « Je veux que l’on se taise lorsque l’on cesse de ressentir ». C’est ici que le pamphlet semble faire place au manifeste. Pour Roland Nadaus, le même Lionel Ray en 1981  avec Le  corps obscur marque le passage d’une poésie axée sur la seule textualité du langage à celle qui englobe dès lors l’émotion et la parole humaine. Roland Nadaus la baptise réalyrisme. Construit avec les mots réalisme (le réel) et  lyrisme (le chant, la passion) ce réalyrisme propose un territoire pour le poème qui ferait place à une poésie liée au réel et à l’émotion vraie, sans être abscons ou s’épancher dans un excès du sentiment. Pourquoi en effet faudrait-il que la poésie  se situe ou d’un côté ou d’un autre ?  Quand on sait que c’est de l’émotion que naît le poème ! Émotion née de la rencontre d’un être sensible avec le monde, un être immergé dans la vie et confronté à des situations et des faits qui fondent le socle de son réel. La poésie est difficile à définir mais on sait qu’elle naît de cette rencontre ! Celle d’un être unique avec le monde dont le poète est le singulier témoin.  Avec  les deniers chapitres s’ouvrent des espaces lumineux où le Roland Nadaus parle avec sensibilité de la poésie. Il décrit avec justesse  la poésie du chant et du ressenti que l’homme habite avec son langage usé aux encoignures du monde. Langage forgé dans le creuset de l’expérience individuelle, du désir et de l’émotion. Avec Pour le réalyrisme Roland Nadaus défend une poésie habitée par  l’homme avec ses imperfections et sa grandeur. Une poésie « qui chante en avançant »  dans une « attitude à la fois humble et orgueilleuse ». Une poésie « à hauteur d’homme » !

    HM

     

  • L'IVRESSE DES RIMES - LAURENT BOURDELAS

    L’ivresse des rimes – des poètes et du vin ,

    Laurent Bourdelas

    Stock,

    Paris, 160 p

    14 euros

     

     

    Les mots qui ne meurent pas ignorent

    l’éternelle agonie de leurs auteurs

     

     

    Avant que la mort ne le fasse taire le poète a besoin parfois du vin pour l’aider à cuver son murmure. Plaisir ou une contrainte ? Les deux peut-être. D’une ivresse à l’autre il n’y a qu’un pas. Du moins pour certains poètes. Et pas des moindres. Bourdelas en offre des portraits aussi prenants que significatifs. Les romantiques sont présents ayant largement ouvert la voie. Lamartine, Vigny (poètes producteurs autant que consommateurs), mais aussi Gautier, Musset, Hugo. Suivent les poètes maudits de Nerval à Baudelaire, de Mallarmé à Rimbaud. Pour finir : des personnalités plus intempestives tels que celles de Gaston Couté, Cendras, Laforgue, Jammes. Mais le cercle n’est pas clos.

    Certes on pourrait regretter que Bourdelas se soit arrêté en si bon chemin et qu’il ne soit pas allé à proximité de nos contemporains. Il est vrai que cela eût été très délicat. Plus que jamais, dans notre époque de repli moral, boire est un vice. Et après le regretté Yves Martin qui fit « bouillir son vin » il n’y eut plus de voix pour oser faire l’éloge de la dive bouteille et revendiquer ses plaisirs délétères. On exceptera quelques (rares) poètes belges, fameux irréguliers de la langue. Ils sont vivants (et en bonne santé) : on taira leur nom.

    Cela n’est que détail. Reste l’essentiel : au-delà de ses anecdotes qui en font un des piments de choix, le livre de Bourdelas est un texte majeur. D’abord par son ton : ni convenu, ni racoleur. Toujours clair il prouve, contrairement à l’idée désormais reçue, que le vin n’est pas à considérer uniquement d’un côté négatif. Il peut même forcer un certain héroïsme et enlève le découragement à des créateurs. Sans faire l’apologie du vice Bourdelas prouve que le vin ouvre à un monde poétique et à une famille humaine peuplée de perdants magnifiques. Cela n’est pas propre à la France : aux USA comme en Russie le vin n’est pas seulement la piètre consolation des artistes. Ils y vident leur art et leur vie.. « Tout est dans le vin et tout est dans la poésie » écrit Bourdelas. Et de préciser : « l’inspiration, la magie et le mythe, la pensée et la connaissance, la douleur et la consolation, le plaisir, le souvenir et l’oubli, le rêve, la révélation de l’inconscient ». Le problème est que l’usage échappe souvent aux sacrificateurs et qu’il n’existe pas de bonne règle en la matière.

    Les paradis du vin valent en effet ce que valent les autres paradis artificiels. Tout dépend d’ailleurs moins le vin que ses consommateurs. Pour certain la puissance créatrice du vin reste des plus improbable. D’autres y trouvent un divertissement ou l’oubli mais certains y cherchent et y côtoient de plus près la vérité. On retombe ainsi sur la fameuse problématique de Michaux dans « Façons d’éveillés, façons d’endormis ». Mais pour aborder l’histoire des paradis artificiels il faut évacuer d’une par la question morale et de l’autre les idées toutes faites. On peut même penser qu'au-delà d'un certain seuil le vin comme la poésie ne se domine pas. « Enfer ou ciel qu’importe » disait Baudelaire connaisseur en les deux ivresses. Mais c’est là que les lignes se mettent à bouger. Avec le risque que cela suppose.

    Prison ou libération ? La question reste beaucoup plus complexe d’autant que le « bon usage » du vin est comme celui de la grammaire selon Grévisse : il y a des règles mais à chacun d’elle des contre-exemples viennent s’inscrire superbement en faux. Reprocher au vin que ses effets pratiques sont différents des intentions du poète n’aurait aucun sens. L’alcool a ses raisons que la poésie n’ignore pas forcément. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé sont là pour le prouver.

    Bourdelas  fait preuve dans une thématique qui pourrait facilement pousser vers l’excès à une componction remarquable. Il montre comment chez les créateurs le vin peut jouer le rôle  d’antidépresseur et aussi de flamme. Contre les dures lois de l’existence des poètes y ont basculé parfois (rarement...) avec délicatesse. D’autres y sont allés comme à l’encontre de leur envie et presque à leur corps défendant. Mais si morale il y a dans un tel ouvrage on pourrait la résumer ainsi : comme toute flamme celle de l’alcool est belle à regarder. Elle brûle quand on s’en saisit. Le verre certes est d’abord suspendu dans l’air avant de tomber par terre et se casser. C’est parfois le prix à payer pour qu’une voix se fasse entendre et arrive qu’une œuvre se crée. Certaines zones de la réalité comme de la poésie ne peuvent être atteintes que par le dérèglement de l’esprit. C’est pourquoi il peut exister entre le vin et la poésie une sorte d’alliance. Elle peut faire des livres de vin des livres divins. Quant à l’existence de leur créateur c’est une autre affaire.

     

    JPGP.

     

     

  • CAHIER D'IVRY - ANTONIN ARTAUD

    Antonin Artaud, Cahiers d’Ivry tome 1 et 2, Gallimard

    HORS SÉRIE LITTÉRATURE
    TOME I : 1168 pages, ill. - 34,50 €
    TOME II : 1184 pages, ill. - 34,50 €

    Ces deux volumes des Cahiers d’Ivry (tome I, de février à juin 1947 ; tome II, de juin 1947 à mars 1948) constituent la fin des Œuvres.

     

     

    L’INTRODUCTION AU NÉANT

     

    À Ivry Artaud se voue encore à l'aridité du papier afin de courir le risque d'une révélation terrible mais attendue. Les Cahiers finissent donc le travail entamé avec les Cenci.  Il s'agit de débarrasser la matrice de la tache de naissance, des vices de la chair et de l’esclavage qu’elle enclenche.   Comme l'écrit Marcellin Pleynet, grâce aux Cahiers  la "matrice est remise à sa place", elle est lavée -  de (presque) tout soupçon - mais il faut aller encore plus loin. Les Cahiers d’Ivry plient les dernières scènes (tragiques et fulgurantes) du "théâtre généralisé" de l’auteur. Ils sont la véritable introduction au néant.

    Avec les Cahiers d’Ivry  la mort n'est plus tenue à distance. On sent déjà comment la terre aspire l'être dont elle se nourrit jusqu’aux « crachats ». Avec ces ultimes Cahiers Artaud rentre directement en rapport avec les semences immondes qui ne sont les restes et les cendres.  Comme dans les Lettres relatives aux Tarahumaras,  il vit là mais sous un registre totalement opposé une « expérience organique ».  L’expression « la terre qui est mon corps » n’est plus une métaphore. Et celui qui s'écria dans les Tarahumaras : « Je suis retourné à la terre »,  retrouve ici ce  chemin qu’il ne quittera plus.  « Tout est présent en moi sans voyage et sans retour en arrière » écrit celui qui se sentit de toujours pris dans « les mâchoires d'un carcan ». Il n'a plus besoin de faire appel - comme il le tenta - à la prière de Mathieu dans le Nouveau Testament : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ». La tabula rasa est dressée. Artaud espère-t-il encore que mourir ne serait pas « tomber au néant mais à raffiner l'être de l'être », comme il l’écrivait dans « Supports et Supplications » ?

    Celui qui affirmait « Je n'ai jamais cherché que le réel » (Nouveaux écrits de Rodez, XX)  se sait  en voie de "perdre la viande"  même s’il ne lui en restait que fort peu. Les Cahiers d’Ivry deviennent le texte testament où l'œuvre  se retourne sur elle-même. Il s’agit tout compte fait d’une l’ultime transgression au crépuscule. Et ce dans le mouvement, le soubresaut au sein d’une superbe solitude et son exigence. Dans ces deux tomes tout se confirme – à savoir tout finit  sauf pour l’œuvre. Son reste est pépite d'une  douleur utérine, affres d'affres des agonies.

    Reste l’attente, l’agonie plus longue que celle d’un Jésus Christ « qui est allé chercher chez les hommes  un utérus dont je n’aurais su que faire ». Le cri remplace le christ et c’est là l’essentiel. Jusqu’au bout l’auteur des Cenci demeure irrécupérable. Et il est a parié que l’ensemble des Cahiers (ils commencent avec le tome XV des Œuvres complètes) resteront la partie la plus génialement forte de l’ensemble du corpus.

    Des Cahiers se libère et se détache «… la dernière petite fibre rouge de la chair » au plus profond de la douleur physique et nerveuse. Même dans sa chambre cellule d’Ivry Artaud griffonne pour soulever l’horizon, attendre de plus en plus schizophréniquement  le creuset d'une nouvelle vie pour une ivresse inconnue, « Pour moi, écrit Artaud, il ne s'agit pas d'entrer mais de sortir des choses ».

    La terre rouge du Mexique est bien loin, reste la poussière d’Ivry, pure histoire de la genèse et du chaos. Au moment de la limite suprême de la précarité de l’existence ou veut rêver l'auteur  capable enfin d’affirmer un  Je  libre et non plus « Arto » ou « Le Momo ».   Mais de fait, perdure le cri de l'esprit qui se retourne contre lui-même. Dépassant les limites habituelles de l’écriture, une fois encore le poète  touche au cruel lyrisme. Il  coupe court à ses effets, ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne l'expression la plus sûre et le plus sublime.

     

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  • LE FOU

    Benoît Lepecq

    Les éditions de l’Amandier

    en partenariat avec La maison de la poésie de Saint Quentin en Yvelines et la Communauté d’agglomération de Saint Quentin en Yvelines.

    Spectacle créé le 24 janvier 2011 à la Maison de la Poésie de Saint Quentin en Yvelines.

     

     

    Le fou, entre les rives du livre et de la scène

     

    Benoît Lepecq avec ce livre intitulé Le fou  paru aux éditions de l’Amandier, met en scène

    un personnage issu d’une lame du Tarot de Marseille, dans un long monologue construit en séquences qui abordent autant de sujets que l’auteur a eu à cœur d’explorer.

     

    Le Fou, ce Bouffon, est ce personnage qui vit à la cour du roi. Il est sous l’attrait de ses oripeaux celui qui a le privilège et le pouvoir de dire au roi ce qu’aucun autre à la cour ne pourrait dire au risque de perdre sa vie. Avec ses pitreries, son humour, son sarcasme et ses mots, le fou dit les paroles que d’autres ne pourraient pas porter :

    « ...Le fou parle/Nous parlons/Ils parlent/Cela parle/Et tout et tous sont en moi/Et je suis tout et tous »

     

    Le livre de Benoît Lepecq est une satire contre la société. Au rythme des différentes parties du livre, les thèmes évoqués se succèdent. L’auteur dans son texte, comme en un réquisitoire s’insurge contre l’usage hypocrite des conventions que la société nous impose. Le fou ici campe le trublion avec sa verve et ses propos sincères  « irriter la langue dans ses derniers retranchements est le défi du poète »

     

    « L’amour maternel/je le connus depuis le talus/Le talus où elle me chia/»

    Avec cet amour maternel à la singulière genèse,  le fou, orphelin d’un père qu’il cherchera toujours n’a plus rien à perdre dans le dénuement  qu’il éprouve. C’est à partir de cet état, cette perception  nihiliste de soi, cette dépossession, que le fou peut transgresser les limites des conventions bien pensantes et polies de la morale publique.

    Nommé aussi le mat comme dans le jeu d’échec, le fou dans l’espoir de convaincre les hommes, dénonce vivement ce qui vient perturber leurs  vies comme la fausseté des conventions,  l’ornière des habitudes... Au-delà de la société, c’est chacun de nous que le texte apostrophe et l’auteur nous rappelle à l’importance essentielle de la réalité : « Nous devons  prioritairement vivre dans la réalité/Et cela suppose se défaire des chimères/»

     

    À de nombreuses reprises dans le livre, certains vers sont riches d’une subtilité entêtante. C’est d’une oreille juste qu’on entend brandir la voix vers le lecteur ou le public, dans une parole inconsolable qui s’élève avec un bouillonnement de révolte.

     

    Sur la scène, pendant près d’une heure les tableaux  se succèdent avec un éclairage des plus dépouillé. La représentation est entrecoupée d’écrans noirs créés par l’extinction des lumières comme autant de levé et de baissé de rideau. Ils rythment dans leur alternance les différents actes qui se succèdent et composent le propos de la pièce. Benoît Lepecq s’impose par sa présence. Sa voix, son timbre, son énergie sont dirigés avec la force de son texte en direction du  public. Il traverse la scène, la parcourt,  s’agenouille, se lève  le visage tourné presque toujours vers le public.  Benoît Lepecq incarne. Les personnages surgissent. Miss Bas-bleus une dévote dame de charité ; un harangueur gérant de notre liberté et le fou portant le monologue tout au long de la représentation. Le texte investit d’autres thèmes encore, comme le goût de possession des choses, Nos propriétés ;  la figure de Dieu décrite comme absente, irréelle, impossible ; l’argent, l’injustice,  la bêtise et l’espoir, qui engage à vivre au plus près de « qui on est », (de qui l’on naît ? )  L’Épilogue achève le livre sur ces vers éloquents : « Avec ton cœur démembré/Constelle . »

     

    Ce texte nous interroge.  Il nous fait rire, parfois même lorsque nous découvrons sous les personnages  nos propres ombres. Nous reconnaissons en ce miroir qu’il  tend vers nos visages, les faiblesses auxquelles nous succombons parfois ou les espoirs par lesquels chaque jour nous avançons. Benoît Lepecq est notre fou. Il s’adresse à la masse de l’opinion populaire que nous composons chacun et nous alerte : « Singer Dieu/quand on est qu’une bête/Les tyrans/Savent s’y employer/Et bien qu’on les renverse/Il y a toujours quelqu’un/pour regretter qu’avant/Quand on avait la dictature au pays/Au moins on n’avait pas la famine ! »

     

    Le fou  tente d’approcher notre vérité. Il rappelle qu’il est de la responsabilité de chacun de peser du bon coté des  hommes pour que le monde que nous voyons à la dérive,  progresse vers de meilleurs augures en regrettant que parfois

    « Le peuple à des tendresses/Pour qui donne le fouet/Puis un baiser »

  • OWANGA (1919-2010)

    Christiane Tricoit

    revue OX n° 248

    Paris, 2011.

     

     

     

    PUISQU’ON EST PARLÉ

     

    Voici le feuillage humain. Et le passage en force pour que la vie ait encore à rendre bien plus qu’un fantôme. Christiane Tricoit lui restitue tout ce qu’elle lui doit. Même si elle peut penser que tout restera toujours à dire. Ce qui est offert dans ce livre n’est pourtant pas rien. Il rappelle le silence tel qu’il fut parfois. Mais un murmure remonte dans toute sa pudeur :

    « Mère, ngwè / mer, mbene

    Plage, ozégé

    Enfance, erumbe

    Insouciante, voya-voya

     

    Malédiction, ozavo

    Tourment, azingo

    Souci, inakina

    Folie, eranya »

    Il faut comprendre que lire ce texte "illustré" par Philippe Clerc revient à retourner en langue mère et non à une traduction. « Owangé » est un véritable travail quasi sonore de recouvrance. Le chant en est déchiré, déchirant face à la crainte d’un dépérissement sale et en souvenir de celle qui fut l’égarée merveilleuse à la souffrance aussi nue que tue.

    Restent les images comme en effacement. Restent les vocables faits d’échos et de résurgences. Afin qu’aucun trait ne soit tiré. Comme si la créatrice retrouvait dans la mère celle qu’elle désespérait de trouver en elle : une femme qui avait fini par refuser toute conversation, par oublier le réel. Et qui perdit le goût des croyances

    Peu à peu tout se réduit au presque dépouillement. Ne restent que les images sourdes. Elles ne retranchent rien. Elles ajoutent de l’organique tout en creusant un vide étrange. Ainsi la mère exilée, par son départ, exile à son tour l’enfant sauvage demeuré orpheline. Elle pouvait être capable de tout, se croît capable de plus rien. Mais se trompe sur ce point. Doit corriger sa focale

    Comme sa mère elle a avancé dans la langue pour débloquer le français en captant la rumeur des mots dans la rigueur d’un certain vide et dans le mutisme des glaces pour épurer le moindre. En ce sens tous les textes de Christiane Tricoit se sont toujours éloignés de la prose afin d’éprouver la voûte sonore des mots.

    Il s’agit désormais d’œuvrer contre la nostalgie et son chaos. L’air est soudain plein de fond. Le vide peut créer le concret même si l’interrogation ne comporte pas de réponse puisqu’elle semble butter sur une fin. Mais il n’y a pas de oui ou de non dans l’écriture de l’auteure. Pas d’images reflets dans sa création. Juste le silence, la disparition, la vie, la résistance. Soudain l’enracinement n’est ni dans le ciel ni dans la terre : l’horizon est bouché :

    « Moi,

    Dans ce bois d’hiver

    Toujours dolente,

    Arbre, egere

    À côté, g’ozamba ».

     

    La limite est une durée. Elle a ses bords d’années comptées. C’est donc aussi une barre. Mais il ne s’agit pas de s’en absenter. Il convient de faire face de débâcle en débâcle. On se souvient alors de la vieille histoire : « ce qui ne tue pas rend plus fort ». Sauf à ceux qui étaient morts avant. Ce qui n’est pas le cas de Christiane Tricoit. Ce qui fut peut-être le cas pour sa mère.

    Au nom de laquelle les dictionnaires ne servent plus. Le vent, le froid : bref le plus compact. Au « Mots puisque vous êtes parlez » d’Artaud, l’auteure aura répondu pour sa mère et non seulement in memoriam. Bruit. Écoute. Écorce. Une fois les larmes (intsoni) partiellement séchées ce ne sera pas l’oubli mais une réverbération qui est reconduite. Reste l’espoir de ce seuil volatil. Trait inachevé, blanc, noir, métisse. Lèvres rouges. Hantise de l’air.

     

     

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  • VOLUTES

    Jacques Canut,

    Éditions Carnets Confidentiels

    24 p

    Auch, 2011

    Ici et maintenant

     

    Jacques Canut continue d'égrainer le chapelet de ses carnets poétiques du crépuscule. "Volutes" est l'un des plus fort. Le soir y ressemble à une aube car le poète construit une suite de paysages magnétiques : plateaux d'étoiles, horizons de pêchers, oasis poreuse partagent l'air et hantent chaque texte pour faire fusionner la lumière et l'ombre afin que s'échappent des ondes de volupté. Elles s'alanguissent sur des îles océanes ou celles de deux seins qui percent sur une toile de nu ou à travers le "flottement d'un tissu/ Joyeux".

     

    Le poète reste donc cet éternel jeune homme qui se refuse à être revenu de tout. Le monde brille, les mots s'envolent dans des espiègleries. Elles rejettent de sel de la terre comme le vent fait disparaître une feuille morte. À peine si parfois un souvenir grince. Mais il est encore là pour redorer l'espoir :

    "Où es-tu ma fille ?

    Une photo d'il y a trente ans

    gardée au cœur de mon portefeuille

    fait s'extasier des jeunesses

    aussi rayonnantes que tu l'étais

    à cet âge-là.

     

    La main qui tenait ce cliché

    parut si vieille tout à coup".

     

    Dès lors la poésie est mieux qu'une machine à remonter le temps. Elle reste pour l'ici et maintenant. Et même lorsque les lieux se vident progressivement, ils laissent entrer la clarté en son mystère.

     

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  • Phloème

    Phloème

     

    Editions de l’Atlantique

    Christopher Lapierre

    Prix : 18 €

     

    L’horreur des humeurs 

     

    Parler d’un grand amour comme d’un « amour viscéral » (p. 76) n’est peut-être pas un lieu commun, plutôt la localisation exacte de la passion dévorante. On aime alors avec son corps et non plus son cœur comme le voulait la plus plate des traditions lyriques. S’étonnera-t-on que la syntaxe soit heurtée ou que le verbe bégaie selon l’injonction de Deleuze ? Il faut « dire qui manque » (p. 5), et c’est d’abord à sa propre syntaxe que cette poésie manque : « Saignée, par les lèvres / Au barbelé de la respiration / Syncope. / Rien, / Au barbelé de la respiration » (p. 14).

    Mais ces saccades rythmiques laissent pourtant filtrer un sens univoque, à ceci près que cette signification et cette expression ne passent pas par un mol épanchement du sujet, ni par l’absentement de ce sujet devant le jeu aléatoire du signifiant, mais par l’assujettissement de la parole à une matière poétique. Bachelard disait de l’écriture littéraire qu’elle était nécessairement enserrée dans la gangue d’un des quatre éléments – air, eau, terre ou feu – et que cette matière poétique était comme l’inconscient matériel de tout poète. Il fallait alors et toujours puiser son inconscient poétique à une matière élémentaire.

    Mais ici, la matière poétique n’est autre que le corps même, et plus précisément la peau, considérée dans ses sécrétions et ses blessures. Christopher Lapierre puise donc dans un inconscient cutané, dermique, épidermique. D’ailleurs, toute nouvelle de soi, tout récit poétique ne vient-il pas d’abord du corps[1] ? Ici, le jeune poète ne nous épargne rien : « pus » (p. 10) et « plaie » (p. 19), « cloque » (p. 31) et « coutures » (p. 19), « pleurs » (p. 10) et « moiteur » (p. 36). Mais de toute façon, comment rester physiquement indemne d’un tel amour ? : « toi et moi s’aimaient comme la lèpre » (p. 14), ouvre assez rapidement le recueil.

    Ces corps qui se conjuguent devraient normalement dessiner un espace intime et rassurant, quelque « préau dedans » (p. 23), quelque cavité « greffée au-dedans » (p. 14). Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un dedans plus qu’inquiétant, unheimlich ou uncanny. À la différence de Michaux chez qui les espaces dessinaient encore une rondeur rassurante, forclose de toute perturbation, l’intériorité ici dessinée suggère bientôt la régression ou l’involution dirait encore Deleuze : « écoute-moi inguérir » (p. 21) demande l’amant, qui constate les multiples tentatives « innervées » (p. 12), puis regarde les yeux de l’aimée « qui s’invoyagent » (p. 22). « Ô insurmonte-moi » (p. 28), finit par implorer le poète, et la relation se fait alors « instase » (p. 24) ou « rivière instatique » (p. 24).

    Fallait-il des eaux salvatrices pour cautériser ces plaies ? Eaux-fortes, eaux vierges ou eaux-de-vie, qui enfin ex-haussent, fluidifient le mètre et nous épargnent l’horreur des humeurs. La vie redeviendra-t-elle « jaillissement » (p. 73) et « éclosion » (p. 77) ? Mais finissons par le milieu : « L’amour, l’amour. Je n’ai pas trouvé ta forme, mais je t’aime » (p. 57).

    Alexis CARTONNET

     



    [1] Christopher Lapierre, entretien avec l’auteur. Le prochain recueil contiendra d’ailleurs une section intitulée « Nouvelles du corps ».

  • PORTES OUVERTES... OU ROUGES

    Jean-Pierre Lesieur,

     Éditions Gros Textes,

    Châteauroux Les Alpes,

    104 pages,

    9 Euros.

     

    JEAN-PIERRE LESIEUR :

    IL NE FAUT PAS QU'UNE PORTE SOIT NÉCESSAIREMENT OUVERTE

    OU FERMÉE.

     La poésie de Jean-Pierre Lesieur n’a cessé de se dégager du réalisme pour glisser dans une fantasmagorie et une drôlerie particulières. Le poète multiplie ses voyages de l’extérieur vers l’intérieur, le passage de portes pour pénétrer, pour traverser la peau des impalpables. C’est bien là que tout devient intéressant En effet, franchir une porte revient toujours à changer de corps, de lieu, de temps, de matière. Cela touche à notre plaisir, à notre jouissance et, en conséquence, à nos possibilités d’angoisse puisque nos certitudes se voient interpellées par le passage.

    Certes le franchissement est rare. Souvent un poète pense traverser un seuil et s'affranchir. Mais d’au-delà de la frontière il ne ramène que du pareil, du « même ». Ne demeure qu’un vestige au lieu de vertiges puisqu’au sein du passage espéré la différence recherchée s’est évanouie. Jean-Pierre Lesieur réussit à l’inverse, sa quête du changement.

     

    La ligne de passage inscrit chez le poète une coupure : le voyageur ne peut plus emmener avec lui ses propres bagages, sa propre interprétation, son propre inconscient. Tout mute grâce à "l'importateur de portes". Il permet d'installer des portes qui "parlent quand on leur tourne le dos". Il n’existe alors que de rarissimes arpents de réalité sur lesquels on ne peut même plus s’appuyer. Une étrangeté explosive défie l’affalement dans l’orthodoxe. Non seulement le « décor » tourne mais chaque texte-porte ouvre à un autre espace pour un défi du sens.

     

    La  jouissance ne tient pas à un  retour des « choses » mais à leur retournement. Si bien, qu’à l’âcreté et à l’amertume qui désagrègent la jouissance fait place un franchissement que l’on croyait impossible. Soudain on ne se retrouve plus  du même côté de chaque porte. Soumis à une étrange torsion le langage butte mais ensuite s’approprie des « paysages » inconnus à la lumière à la fois caverneuse et rutilante.  Jean-Pierre Lesieur permet de rompre avec les perceptions acquises par l’habitude. Il ne duplique jamais du semblable dans ce qui tiendrait à une sorte de complaisance. En lieu et place des habituels rituels de certitude un saut a lieu loin de ce qui est pris généralement en poésie pour des invariances. Un  « pas au-delà » (Blanchot) de la porte est entamé. Dans chaque texte il vient à bout des clivages de l’intériorité et de l’extériorité. Il faut donc y entrer sans en sortir, que la porte soit grande ouverte ou entrebâillée.

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  • LOUIS SAVARY ET LES DERNIERS OUTRAGES

    « Les sexes ne meurent pas sans laisser de trace » (Louis Savary).

    À bout portant

    Louis Savary

    Arcam, Paris,

    100 pages,

    15 Euros.

     

    Dans l’œuvre de Louis Savary - et c’est encore plus vrai dans son plus récent texte poétique - entre « le rêve du sexe et le sexe de rêve » tout le corps bascule. Mais pour atteindre le paroxysme de plaisir l’artiste laisse aux corps dont il parle « le temps de se réfléchir ». Le poète hirsute de Wasmes (Colfontaine) est poussé à entretenir une obsession pour thanatos comme pour éros. Il n’a cesse de les faire se télescoper à travers ce qui trop souvent sert au mâle de pensée. Les femmes restent sur ce point plus circonspectes : l’ineffable fait parti de leur planète.

     

    Sombre ou drôle, masculin ou féminin le sexe suscite chez le poète une irrésistible attention voire une attraction irrépressible. Mais il n’est pas le seul ! Et si le sexe a tout hérité d’un théâtre de la cruauté il demeure tout de même l’essentiel jusqu’à ce que le rideau soit tiré. Savary sait que les femmes nous balisent depuis la nuit des temps et que nous ne pouvons totalement nier l’inceste. Par notre naissance nous l’avons consommé.

     

    Sous son armure le sexe de celui qui est dit faible est maître non seulement dans l’art de la parure mais aussi de l’infidélité de ceux qui y succombent.  Les galbes de  chaque créature sont des rois même lorsque seuls les fantasmes les caressent - ce qui selon Savary n’empêche pas nos compagnes, provisoires ou non , d’atteindre l’orgasme.  Le poète pratique le culte des morts et des mots afin de retomber dans le « caveaubulaire » des femmes. C’est pourquoi ses poèmes refusent l’écriture de l’indicible afin de révéler l’insondable. Transgressant « tout édit de chasteté » - sans pour autant patauger dans la pornographie - avec doigté, fausse pudeur et surtout humour l’auteur permet de dilater à la fois les fantasmes et l’outil qui sous leurs pulsions est atteint (pour les amoureux qui fréquentent les cimetières) une excroissance « maligne ». Preuve que dans de tels lieux la rigidité n’atteint pas seulement les macchabées.

     

    « Sujet inépuisable et objet de passage » la sexualité prend des contours délicieux et transgressifs. Elle « feint d’assouvir le plaisir pour mieux asservir à l’objet du désir ». Et si dans l’œuvre l’amour n’est forcément en fuite il n’est pas le souci majeur de Savary. Selon lui il est admis que « l’amour mythifie et que le sexe mystifie ». Mais les textes « d’À bout portant »  créent insidieusement un changement. Si le sexe est présent, la tête reste importante. Manière peut-être d’éviter que le « coït devienne chaos » et qu’une fusion mystique apparaisse là où on ne l’attend pas.  Peu importe alors que la danse du sexe devienne finalement macabre. Ce qui compte c’est de la danser le plus longtemps possible jusqu’à l’ultime raideur. À ce titre le poète à raison :  chaque petite mort « mérite bien une minute de silence ». Au moins.

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