Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Incertain Regard - Page 12

  • Consolation, délire d’Europe - François BODDAERT

    Bio-bibliographie de François Boddaert

    Edition La Dragonne

    N° ISBN 2913465315

    mars 2004

    13,50 € 

     

    Deuxième volet d’un triptyque qui débute avec  Vain tombeau du goût français, ce livre investit des épisodes de l’histoire  - violente et meurtrière – du continent européen. Le livre, en cinq ensembles, s’apparente au genre de la satire. La partie centrale du livre  Gare au chien, et encore !  est formée d’un seul poème. Une forme de calligramme qui me fait penser à une stèle ou à un autel. Ou encore à quelques pierres posées, l’une sur l’autre, comme celles que j’ai parfois remarqué sur des tombes de confession juive : un signe de fidélité à la mémoire des défunts.

    Le livre, dont l’écriture repose sur une ample érudition, se compose de poèmes en vers ou en prose, aux mots rares, suaves ou savants qui restituent une tension de l’écriture. (chyme, carroyage, fricot, gorgerin, apophtegme, thrène…) Vive, la langue est pleine d’une nervosité alerte et d’une rage contenue. Elle donne au texte la vivacité de l’imminence et de la proximité. Ici clairons et panzers se croisent sur la terre guerrière de Jacenovac à plus d’un siècle et demi d’intervalle. De Gérard Cartier à André Chénier les écrivains et les poètes  – en citations ou en nominations –   pèsent de leurs présences dans les poèmes du livre. Les textes sont denses et riches de mots aux rhizomes de signes qui s’étirent dans tous les continents du savoir et de la sensation. Comme on utilise ses plus bels objets pour honorer les siens, François Boddaert emploie des mots d’un champ lexical peu usuel – parfois des néologismes – pour  mieux célébrer ceux qu’il ne veut pas délaisser à l’oubli.  Comme des objets rituels, des signes de la mémoire ou de commémorations, les mots s’inscrivent, d’une façon  parfois singulière, dans les poèmes.

     Ruzena Zentnerová périt à onze ans. Legs d’une saisissante aquarelle ; hoirie au mur.

    Le poème est alors unique pour l’unique passé.

    Sur fond de conflits qui déchirèrent l’Europe, les ensembles évoquent de nombreux épisodes qui marquèrent l’histoire européenne (la retraite de Russie, la Tchécoslovaquie de Ian Palach ou la terreur des  tribunaux révolutionnaires). Ici l’histoire – meurtrière – de notre continent européen est envisagée à l’aune de la condition humaine et des actes génocidaires perpétrés contre les peuples avec une barbarie innommable, dont on se demande où elle puise sa lie. Alors, ce n’est pas l’histoire des événements, des victoires ou de l’étendue des conquêtes qui comptent,  mais celle de l’être humain. L’histoire de l’homme prit dans les turbulences et la déflagration de sa propre existence. Sa présence – ébahie – dans la tragédie de la guerre où il est happé, par le simple fait de sa nationalité, de sa religion ou de ses idées.

    Située en Croatie, Jacenovac dont il est question dans le premier ensemble  Déganguée de doigts d’homme  fut l’un des camps d’extermination les plus terribles de la seconde guerre mondiale. Il fut tenu par les Oustachis, alliés alors au régime nazi. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, – roms, juifs, serbes, antifascistes,… – y furent méthodiquement et horriblement supprimés. En nommant les maréchaux Joukov et Paulus, acteurs de la bataille de Stalingrad ; en désignant Pavelic, ce chef croate nazi ; en citant dans ses poèmes des extraits de L’expiation de Hugo dans  Les Châtiments, François Boddaert souligne la continuité, et des guerres et de la souffrance des êtres humains.

    La poésie manifeste dans ce livre son devoir de parole. Elle témoigne, au plus proche de l’individu, de l’ignominie des crimes et des inadmissibles souffrances infligées à des hommes, des femmes et des enfants. À cet égard, le dernier des ensembles Ruzena Zentnerová synthétise et rassemble en lui de multiples interrogations que suscite cette barbarie: quelle est la place de l’être dans la cité? ; quel est le poids de la langue et l’influence de son recours ? ; que peut la poésie ?; où est le sens ?

    Et l’ensemble s’achève par ces vers : 

     Quoi fonder sur les traces de l’abîme ?/  Pas de poème par Ruzena Zentnerová 

    alors qu’il commençait par :

    (Ici, le poème jamais écrit dans la pensée de maintes Ruzena)

    sur une page  – dès lors presque –  blanche.Pourtant, dans un des premiers poèmes de l’ensemble, c’est face à une aquarelle de cette enfant, qui périt à onze ans à Auschwitz, que François Boddaert s’interroge « Comment tenter le poème ? ».Aquarelle, au soleil noir et à l’éclair zébré, qui orne gravement la couverture du livre. Comment ? Si ce n’est ainsi dans cette remémoration. Car que peut le Poète ? Sinon inscrire dans la plus noire des nuits des mots aux feux lumineux de mémoire. Mais cela suffira-t-il ? Et pour hier et pour demain.

    Tant de questions restent encore ouvertes dans ce refus face à l’insoutenable et à l’inadmissible : comment des hommes peuvent-ils être séduits par l’atrocité et l’obscur des ténèbres ? Quelle est la responsabilité du Poète dans le monde ? Et pourquoi le Poète  ne serait-il porteur que de ses seules préoccupations existentielles, au lieu de parler aux noms de tous ceux de la cité ?

    ; rien qui ne parle d’une voix pour maintes

    Plus que réveiller nos inquiétudes le livre rappelle à la vigilance. Il montre la vulnérabilité des valeurs issues des lumières. Et il prévient. Attention ! la barbarie est un chien d’affût qui ne lâche jamais sa proie.

     

     

     

    Hervé Martin

     

  • Les gémissements du siècle - Paul-Louis ROSSI

    Édition Flammarion/Collection Poésie

    247 pages

    18,29€

    N° ISBN : 2-08-068128-1

    Mars 2001

     

     

    Le titre de ce livre Les gémissements du siècle fait référence à ce qu’écrivait Isidore Ducasse, comte de Lautréamont dans les Poésies : Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes…

    J’ai lu ce livre comme une invitation au voyage. Paul Louis Rossi, avec une érudition toute ludique entraîne le lecteur dans ses pérégrinations passionnées en quête de la Poésie. Approchant toujours plus près son sujet, resserrant avec précision et finesse ses propos, il traque et esquisse jusqu’au plus dicible ce qui peut définir la poésie.

    C’est sur le ton de la confidentialité amicale et éclairée que nous partageons avec lui, à travers plus d’un siècle, ce vagabondage poétique. Un voyage dans les livres et les vies de – Segalen, Breton, Michaux, Reverdy, Ponge ou Claudel… – qui n’a pour objectif que de retenir et préciser ce qui est remarquable et qui demeure vif dans ces œuvres. Nous côtoyons ces figures et les suivons dans les rues de Paris, Nantes, Namur ou Strasbourg où leurs traces demeurent. Sans oublier les poètes contemporains auquel un chapitre est consacré sous l’égide du chiffre quatorze du sonnet, Paul Louis Rossi donne une large place à l’art des musiciens et à celui des peintres. Un livre qui nous tient notre attention et dont les inlassables digressions donnent au ton l’agrément d’une conversation amicale ou celui d’un récit inépuisable dont le lecteur attend avec impatience, la chute.

    Mais ici tout est prétexte pour discerner, extraire, isoler des arguments, des caractéristiques, des propriétés à même de définir ce qui dans l’histoire de la poésie constituerait les matériaux propres à ses soubassements.

    La comptine, le compte, qui de sept à huit pieds oscille entre chanson et poésie ; la prosodie, le chant, la sonorité ; la forme du sonnet et son compte quatorze ; l’esprit des formes ; le lyrisme mais aussi ses envers, la doxa, ces croyances communes d’une époque ; le vers libre indéterminé ; le poétisme, qu’il faut entendre par le-tout-poétique ; le patois incomparable des avant-gardes des années soixante…

    Paul Louis Rossi au cours de ce livre énumère, relève, note… Il accumule des traces. Il élabore les lignes — ces traits- d’un possible idéogramme du vocable Poésie, pour dépasser cette image d’une définition occidentale, sur laquelle d’ailleurs nul ne s’entend.

    Il veut montrer qu’il existe une — liaison — entre le monde et la poésie. Sans toutefois en ignorer la difficulté, celle d’énoncer en fin d’expérience que la pensée se renverse et qu’il s’agit justement de retrouver une sensation.

    Peut-être celle d’un temps -juste – entre l’énoncé du monde et le tracé du geste.

    Hervé Martin

  • Mes larmes - Isabelle Rossignol

    06-2003- 74 Pages
    ISBN 2915341028 — ISBN-13 9782915341027

    Édition Melville / Léo Scheer

    12 €

     

    Bibliographie d'Isabelle Rossignol

     

    Ce livre est le sixième de cet auteur qui est également producteur pour France Culture. Pour l’amateur d’œuvres radiophoniques que je suis, ceci ne m’étonne guère. L’écriture de ce livre – sa langue – se prêterait volontiers à une création radiophonique. Mais ici ni roman, ni livre de poèmes, ce livre s’apparenterait plutôt à un texte théâtral et se singularise par la nature d’une langue écrite. Une langue – un langage parlé – qui anime les lèvres de l’unique personnage du livre. Un long monologue architecturé en quatre chapitres qui parcourt le livre et qui traduit les états d’âme d’une femme depuis les premiers signes de rupture jusqu’à la fin d’une histoire d’amour.

    Cette langue qui côtoie le langage parlé n’a pas pour seule vocation à l’imitation. Elle est bien plus que cela. C’est la rudesse des articulations de ses mots dans la re-création d’un « parlé », qui la caractérise. Les mots accrochent. C’est une langue qui ne fait pas de manière devant l’urgence à dire la douleur. Langage soudain primaire dans sa forme mais qui appaire aux épisodes difficiles de la vie les détresses de l’être humain. Les conséquences d’un désamour brutal altèrent ici le langage, jusqu’à l’apparenter à la langue de la grand-mère du personnage : -c’t’e vieille - : »l’parler tout cru d’celle qu’a mis au monde mon père,/c’est c’t’e vieille-là qui r’vient en moi,.. » C’est aussi une langue, qui autorise : »c’est c’t’e langue-là hein la vieille ?/qui fait qu’derrière l’amant on peut dire not’e façon d’penser avec l’accent d’chez nous,.. »

    Mais si une forme relâchée du langage est ainsi recréée, c’est pour que soit ressenti plus fortement encore ce traumatisme que peut causer la fin d’une histoire d’amour. Cette détresse de l’être dans le désaveu amoureux qui est vécu comme un abandon. Avec cette régression langagière qui déploie les dernières forces de l’énergie, l’enfance est proche. Et au-delà des mots on perçoit, dans le dépassement du conventionnel de la langue, comme une nausée. Ce flux de mots en décomposition qui dans un irrépressible besoin, remonte du creux du ventre vers les lèvres :

    « j’ai les yeux qui m’sortent d’la tronche et comme c’est du ventre que ça vient,/l’mal,/ ça fait des larmes comme du vomi c’est l’même mouvement j’ai mal au front. »

    À deux ou trois moments cependant la langue retrouve une forme conventionnelle.

    Ainsi, dans ce passage où la femme écrit à son amant après qu’il lui eut demandé, avec une duplicité intenable, de poursuivre leur vie commune :

    « et j’ai écrit un immense NON à l’encre rouge,/NON à côté de sa vie sexuelle,/ j’écris aussi des POURQUOI,/POURQUOI,/… »

    Après quoi, le langage reprend son court précédent :

    « et je r’commence à éructer ces cris qui viennent de j’sais bien où,/… »

    Ou encore, lorsqu’un langage apaisé surgit un bref instant à l’issue d’une colère :

    « d’façon,/cont’e lui j’ai pas d’colère,/pour peu je pourrais même me parler comme avant,/… »

    Et enfin par ce signe donné dans le caractère gras du pronom « mon », marquant clairement le caractère de possession :

    « il est mon amant,.. »

    Ainsi, et malgré cette langue recréée qui exhale une douleur et une détresse causée par une rupture amoureuse, cette femme se tient toujours magistralement debout, marquant bien par cette reprise de parole, la volonté et l’intégrité de son être.

    C’est un livre qu’il faut lire – à voix haute – comme il est conseillé dans la quatrième de couverture. L’émotion se traduit aussi par la vibration des paroles prononcées.

    Hervé Martin

  • CHAOS - Franck Venaille

    Chaos

    Franck Venaille

    Le Mercure de France

    ISBN : 2-7152-2646-2

    Octobre 2006

    190 pages

    14 €

     

     

     Une bibliographie de Franck Venaille sur le site du Matricule des Anges

     

     

    Papier d’Identité le premier livre de Franck Venaille est paru chez Pierre-Jean Oswald en 1966. Entre ce premier livre et Chaos, ce livre inventaire, plus de cinquante années et une bibliographie impressionnante : L’apprenti foudroyé ; Cavalier/Cheval ; L’Homme en guerre ; La descente de l’Escaut ; Capitaine de l’angoisse animale… Une œuvre ! Celle d’une vie entière pour tenter de nommer sa propre identité de vivant.  

     

    Chaos est composé de 13 ensembles dissemblables par la variation de leurs formes : vers et prose ; Poèmes courts ou longs ; Ensembles composés de vingt-deux poèmes pour Noordzee à un seul, celui qui clôt le livre comme pour une signature qui atteste de la qualité du signataire et de l’identité (re) trouvée. Ce livre composite, marque sa singularité dans sa forme et ressemble à la vie même tant par la sensibilité des humeurs qui se dégagent de l’écriture que par la diversité des événements imprimés dans ses pages qui ont jalonnés l’existence de Franck Venaille.

     Il n’est pas nécessaire – même si cela est souhaitable – d’avoir déjà goûté l’écriture de Franck Venaille pour ressentir dès les premiers poèmes la présence de l’être et la prégnance du corps dans ses humeurs, sa dynamique et sa colère. Le mot chaos qui intitule le livre est tangible à plusieurs titres. Dans la langue d’abord à la lecture du texte bien sûr, mais aussi dans le contraste entre les textes qui le composent par les interpellations perçues au détour d’un vers ou d’un poème, aux césures des mots ou encore dans la variation de la forme que l'on vient d'évoquer. C’est tout cela qui du début L’épitaphe Venaille jusqu’au dernier poème construit ce canevas qui charpente le livre.

    Les divers ensembles du livre peuvent être envisagés comme des stations évoquant des périodes, des épisodes ou des espaces particuliers à la sensibilité du poète. Comme lorsque Franck Venaille rappelle ce qui le relie à Brecht ou encore dans les ensembles Visages mémorables du malin, Le souffre-souffrances, Homme pour homme, qui évoquent les thèmes de la tentation, le bien et le mal, la mort, la poésie, le corps souffrant… Car la souffrance de l’être est omniprésente dans le livre. Comme l’est la mort, son ombre sans cesse ; le langage des mots ; l’enfant-de-la-douleur-première… Voilà ce qui hante vivement la poésie de Franck Venaille qui est servie tout au long du livre par la langue. Une langue vive, heurtée avec des mouvements : accélérations ou lenteurs. La langue de Venaille est vivante. Son rythme qui nous provient et nous apostrophe, rapproche de nous la présence du poète. Celle du corps vivant, gueulant, éructant, invectivant contre toutes angoisses ancrées à l’être depuis ses premiers temps. La poésie est rythme, nervosité de verbe, mouvement de la troupe des mots. Ces soldats luttant contre l’irrémédiable temps, la décrépitude des corps, l’inadmissible mort, la souffrance et l’angoisse irréductibles du vivre. Les souvenirs s’égrènent en poèmes syncopés, le langage les revisite et tente des ouvertures vers d’autres cieux possibles. La langue triture cette réalité enfuie, la passe au crible et ose avec le bleu du ciel des éclats salvateurs.

    « Mais qui crie là » interroge un vers du livre ? Qui est donc celui qui écrit ce livre ? Un tout dernier vers le clôt en appariant au nom de Franck Venaille à cette identité, peut-être et enfin trouvée, d’officier : « Moi, Venaille, officier de l’armée des morts ».

     

    Hervé Martin

  • Un pré chemin vers - Yves di Manno

    Éditions Flammarion

    143 pages

    Oct 2003

    16 Euros

    N° ISBN 2080684388

     

    Bio-bibliographie de Yves di Manno

     

     

    Ce livre témoigne en son cœur d’un événement – inouï . Une scène sous les yeux à jamais présente. À la fois ineffaçable et ineffable, mais que les poèmes dans leur quête tentent d’interroger.

    L’ouvrage est formé de huit ensembles, dont trois sont composés d’un seul poème. À partir de « Au terme » titre du poème qui débute le livre jusqu’à celui qui l’achève « Au seuil », le lecteur traverse ce pré dans un voyage à rebours.

    Dans le premier des ensembles « Définition », les poèmes nous entraînent dans ce qui semblerait être la vie d’une civilisation ancienne ou d’une communauté tribale. Un peuple de paysans subsistant des fruits de la terre. Nous pensons alors à la vie d‘aborigènes ou d’Indiens d’Amazonie. À moins que cette vie-là soit celle de lointains ancêtres. Nous découvrons ici, comme paisible, leurs occupations quotidiennes faites d’habitus et d’atavismes qui perpétuent la vie :

     

    « parler ne sert à rien »

     

    Dans ce lieu, on dort, on mange, on sème, on chasse, on pêche… : on s’active dans cette existence  rythmée par des rites ou des cérémonies profanes. Et la vie s’écoule, s’échappe des corps, mais qui en garde mémoire ?

    « La pierre dressée sert de tombeau

    certains gravèrent les dates

    d’autres gravèrent le nom

    mais l’histoire est figée

    et nous les ignorons. »

     

    C’est de mémoire dont il est question dans le livre. De la remémoration, et plus encore peut-être, d’une commémoration, nécessaire et précise :

    « car l’oubli nous recouvre

    et nous ne savons plus

    quel est notre passé. ».

    Après la lecture de ce premier ensemble, nous assistons à des scènes effroyables ! Les poèmes de « Biographie » évoquent des rites,

    « éclate un œuf incolore

    transparent

    qu’un doigt étale sur leurs membres », ;

    nous font témoins de cérémonies macabres et de tueries sanglantes.

    « Ils couchent les premier cadavres

    aux neuf antres obstrués »,

    Sont-ce là les mœurs d’un autre temps que le nôtre ?

    Des scènes d’orgies et de massacres insoutenables !­­­ – se succèdent ainsi dans un climat d’une bestialité crue. La barbarie nous est montrée ici sans retenue.Que s’est-il donc passé ? Quels souvenirs président aux poèmes de ce livre dont certaines images me sembleraient issues de cauchemars ? Sont-ils le fruit d‘une imagination ou le produit de faits réels ? Sont-ils nourris par des observations d’œuvres d’arts ou nés de la fréquentation de sites archéologiques ?

    C’est un climat étrange et violent qui émane de ce livre qui suscite par ailleurs tant d’interrogations.

    De quelles horreurs se voudrait-il témoin ? De celles que l’espèce humaine a commises contre les siens dans les camps d’exterminations nazis ou dans ceux du goulag ? Des atrocités du génocide cambodgien ou plus récemment des crimes commis contre les peuples des Balkans ? On pourrait rechercher des sources possibles encore longtemps tant les atrocités commises par le genre humain sont funestement nombreuses.

    C’est de cette mémoire dont il est question. De la responsabilité qu’elle implique dans nos engagements présents. Responsabilité sur nos actes et sur nos engagements qu’il nous faut honorer pour demeurer fidélité à notre parole humaine. Et souvenons-nous que lorsque la barbarie et l’instinct dominent le comportement des hommes, la culture – fragile en nous – demeure l’ultime rempart pour les contenir encore.

    La poésie répond au besoin de mémoire, dont il est rappelé dans ce livre l’impérieuse nécessité. Celle de Yves di Mano est ici énumérative. Des observations sont rapportées. Des scènes sont minutieusement relatées. Des descriptions établies comme le ferait un ethnologue ou un archéologue, en scribe soucieux d’être précis et juste. Le poète évite ainsi avec le plus grand soin, dans une rigueur toute scientifique – l’interprétation –, toujours soumise aux limites de nos connaissances et à l’irrationnel de nos affects. Pour cela Yves di Manno écrit :

     « Il est grand temps de naître

    et de nommer

    le mot, l’objet

    correctement ».

    Il souligne ainsi l’importance primordiale des mots, leur précisons nécessaires, pour la pérennité de ce qui fut, – sera – notre passé.

    Les mots du chanteur – le Poète –, peuvent préserver, avec cette volonté qui revendique justesse et justice, notre patrimoine de mémoire. Le Poète alors, dans l’exercice des responsabilités qui lui incombent peut œuvrer par une écriture fidèle, à la transmission d’une parole détachée de tout affect.

    En adéquation avec ce principe, la poésie de Yves di Manno est précise, concrète, expurgée de l’engouement lyrique pouvant brouiller le sens intrinsèque des signes écrits. Elle n’en garde pas moins une large place à la beauté des vers, dont de nombreux alexandrins entiers ou coupés irrégulièrement sur la page, qui retrouvent en nos bouches la dimension de la voix.

    « Une femme accroupie colorie une assiette

    des jeunes gens ramènent

    des brassées d’herbe sèche. »

    Que s’est-il donc passé ? Quel inouï événement est au cœur de ce livre ? Cela demeure imprécis et flou. Mais la lecture du livre laisse en nous le spectre trouble d’une inquiétante et imminente menace.

     

     

    Hervé Martin

  • La brûlure - Jacques ANCET

    Éditions Lettres Vives

    Collection Terre de Poésie

    13 €

    2002

    ISBN: 2914577117

     

    Le site de Jacques ANCET

     

    Le Blog de Jacques ANCET

     

    Biobibliographie

     

     

    Dans la volubilité de sa langue — la profusion de la parole poétique — Jacques Ancet cherche les lieux où naît le souffle de son écriture et d’où sourd cette énergie vitale qui nourrit de passion sa Poésie. Dès les premiers poèmes il me semble chercher l’horizon de sa propre voix. Il s’appuie pour cela sur un rythme qu’il maintient tout au cours du livre. Celui d’une voix qui dicterait ?

     

    « Je ne sais plus/parler et je parle quand même je parle/de cette voix que je ne reconnais pas : elle vient d’ici d’ailleurs du plus profond/du plus léger… »

     

    En tout cas une voix intérieure qui le guide et l’entraîne. Et qui possède en elle tous les signes emmêlés d’une raison tangible. Hélas indéchiffrable ! Mais qui porte et qui brûle !

    Ce n’est qu’après le premier tiers du livre, comme par incantations répétées ou psalmodies auxquelles le rythme donne naissance peu à peu à ma lecture, que l’écriture s’ordonne et m’acquiert à sa cohérence en laissant filtrer sous ses signes les signifiances de ce langage. Ce qui justement brûle. Ce feu de vie qui dans la métamorphose de sa quête traverse, dans les vers des poèmes, plusieurs figures : amour, inspiration, écriture, désir, enfance…

     

    «/et s’il faut que je répète tu me brûles/c’est que je ne sais pas dire cette chose/un matin ou une épine qui s’enfonce/ou peut-être les deux c’est comme trop d’air/… »

     

    Ces vers qui suivent méritent une attention particulière dans l’intérêt qu’ils portent aux blancs, ces espaces de l’écriture.

     

    «… mais son coupé n’est pas silence tout juste/absence de bruit car dire et répéter/le silence n’est pas le faire poètes/aphones célébrants du culte du blanc/ô Saint Stéphane lavez pour nous un coup/de dés et votre page sera plus blanche/… »

     

    Les blancs qui aèrent certaines écritures poétiques sont peut-être équivalents dans leurs nécessités à la fulgurance et l’exubérance d’une langue exacerbée et proférée. Car en quoi la difficulté à dire d’une écriture, qui se traduirait par des blancs dans le texte, ne serait-elle pas similaire, à celle qui tenterait de saisir dès son souffle la faconde d’une langue intérieure ? La prodigalité ou la parcimonie d’une écriture ne serait alors que les moyens similaires dont usent les poètes pour éclaircir de mots l’ombre de leurs rythmes intérieurs.

     

    Pourquoi Écrire ? Pour dire la beauté ? Pour contrer l’irrémédiable ? Pour éclairer sa propre figure ?

     

    « comme ce visage de moi qui m’attend/chaque jour et qui ressemble à mon attente/mais mon vrai visage l’ai-je jamais vu/ai-je jamais vu ce que j’appelle moi/… »

     

    Dans ce livre Écrire est une quête tournée dans toutes directions !

     

    « comment dire le tout du monde et rien d’autre/… »

     

    Pour Jacques Ancet écrire c’est alors arracher à la vie, la transcendance de moments vécus. Instants parfois brefs et qui portent — soudain ! — au zénith ce ressenti du vivre : cette brûlure. Jacques Ancet y réussit. Dans ce poème quatorze notamment où il arrache, dans la clarté de ses vers, la transcendance poétique d’une vision réelle qui se métamorphose dans son écriture et sous notre regard.

     

     

    Hervé Martin

     

     

  • Du sang dans les yeux - Claude Louis-Combet

    Éditions Virgile

    15 €

    48 pages
    ISBN : 2-914481-05-5

     

     

    Biobibliographie de Claude Louis-Combet

     

     

    Avec ce court livre d’une cinquantaine de pages, Claude Louis-Combet nous offre deux récits en prose de souvenirs intimes qui composent un diptyque. Le premier récit — Le chef de Saint Denis — couvre les souvenirs de l’enfant entre six et treize ans ; le second, – Belzébuth et son frère – rapporte ceux accumulés dans l’âge de l’adolescence. Deux textes où apparaissent les deux faces d’un visage, en maturation, dans un contraste sans conteste. Deux expériences vécues par un enfant à la découverte du monde et à la quête de soi dans le contexte du mystère religieux. Une ambivalence tranchée émergera de ces deux récits. À l’image du Bien et du Mal. À celle, de la représentation manichéenne qu’en donna l’Église.

    Le jeune enfant fréquente alors assidûment l’église de saint Denis de son village. C’est seul dans le mystère de cette église qu’il édifiera, à l’aune de l’iconographie et de l’art religieux que lui offre ce sanctuaire de silence, une représentation du Bien, du Mal et des vertus morales. Tout en ce lieu a de quoi impressionner et bouleverser le jeune enfant. Éduqué, on le suppose dans la foi catholique, il rencontre le Sacré qui règne dans ce lieu. Ce dernier enrichira à jamais son imaginaire de son imagerie religieuse.

    « Mais c’est précisément de ma vision de ces reliques que je dois parler, croyant aujourd’hui me rappeler qu’il y eut, en ce temps et à ce propos, chez l’enfant que j’étais, la révélation d’un sens et d’un secret dont rien, depuis lors, n’a pu me démettre. »

    L’enfant, dans le sombre de l’église est impressionné par les ors, la magnificence et le réalisme maniéré de l’œuvre d’art religieux. Comme cette représentation de saint Denis, décapité, tenant entre ses mains sa tête, avec le réalisme cru de la section tranché du cou.

    L’enfant dans ce lieu est emporté par une fascination mêlée de croyance, de représentations, d’imaginaire et de cruauté. Et dans ce cou tranché de saint Denis, - saint vénéré - qu’y voit-il ? La vertu de la souffrance ? Un amalgame peu à peu se construit dont il est difficile de se défaire seul, dans un âge d’imprégnation.

    Mais de ce jeune enfant, alors fasciné par ce sentiment de sacré, de dévotion et de mystère, naîtra quelques années plus tard sur le versant opposé au Bien, un adolescent de dix-sept ans emprisonné dans des contradictions morales face à son désir d’exister. C’est ce second récit – Belzébuth et son frère — qui nous rapporte l’épisode tragique — à l’échelle de l’intime — de cette période. Il est un écho au premier texte du diptyque et est le pendant nécessaire qui édifie le livre. Ce texte, dont la fin me bouleverse, traduit le dénuement et la solitude d’un être dans les prémices de sa vie. Et l’acte violent et impulsif qui surgira, fruit d’une violence induite insidieusement avec les années, sera aussi un geste de transgression. Le geste libérateur de la révolte.

    Montrant les archétypes d’une vision du monde, forgés dans la solitude et la culpabilisation d’un enseignement religieux où le jeune garçon a baigné, ce texte montre la nécessité d’une société qui utilise une parole plus claire. Elle s’édifiera d’ailleurs au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Une parole offerte et réellement ouverte pour être librement partagée. Un monde qui ne soit plus expliqué sous la menace et à l’ombre de la culpabilité, ni dans un manichéisme simplificateur, mais qui soit proposé, en nous faisant crédit de la responsabilité de nos êtres. C’est un livre court, mais dense, riche, chargé d’une présence vivante, qui touche et engage à une relecture.

     

     

    Hervé Martin

  • Rouge, le vin rouge, mon cœur - BAPTISTE-MARREY

     Édition STOCK — Collections Ecrivins

    67 pages

    9,50€

    Nov 2006

    N° ISBN : 2-234-05922-4 

     

    Que devient la mémoire de notre passé après notre disparition ? Telles ces tranches de vies sauvegardées, qui s’évanouissent où s’emportent à jamais sans que le ferment rare, insolite ou banal qu’elles recèlent ne puisse être partagé avec d’autres. Tranches d’existences capables de ressusciter en quelques mots, quelques phrases, des lieux, des épisodes ou des figures de notre vie conservés précieusement en ce lieu de nous-même pour des raisons que parfois nous ignorons. Et c’est sans doute pour lutter contre les affres de l’oubli que Baptiste-Marrey nous donne ce livre au beau titre équivoque et ouvre ses premières pages par cette dédicace : à mes fils, leurs racines. Titre ou un sentiment de mélancolie se mêle au pourpre breuvage tannique.

    Ces souvenirs pourraient être portés par des tableaux, des photographies où simplement une voix qui parle pour dire et témoigner. Peut-être voix d’un passant que l’on croiserait sur un trottoir de Paris ou d’ailleurs et qui abriterait en lui des pages non écrites. Mais elles sont ici vers et poèmes issus d’une mémoire où persistent, comme vivants, des hommes et femmes d’un passé désormais révolu. Ce passant que l’on pourrait croiser sur un trottoir parisien, c’est Bapiste-Marrey. Ce parisien de souche, né à Bercy, évoque en vers ces traces éphémères d’un temps d’or et d’enfance passé dans les rues, les faubourgs, boulevards et passages de Paris. Ici les verres qu’on imagine, autour des quais où arrivaient les vins à la capitale, résonnent et tintent de ce que fut Bercy, les quartiers de l’est parisien dans la période des années quarante. Verres et vers, tanins rouges et vocables d’une mémoire qui s’ouvre, cohabitent en exhalant des saveurs insolites. Ici le vin – rouquins, piquettes, picrates et autres pichtogorne — avec ses adeptes de toutes origines font fête dans cette bouche ou les mots aussi, festoient. La langue et ses palais jubilent à la lecture des poèmes Pibus et Linarpem, La savate ou le chausson, Amourettes et fricandeau, Pisse en l’air… Ils ressuscitent un instant sur nos lèvres le plaisir du mot : lavedus, licelargués, arsouilles… Si ce court livre est dédicacé à ses fils, il l’est aussi et délicatement à Alphonsine. Cette dame au service de la famille Marrey esquissée dans un beau et touchant poème éponyme, situé vers le milieu du livre.

    Même si le prétexte pour l’écriture de Rouge, le vin rouge, mon cœur, édité chez Stock dans la collection Ecrivins, est le rouge breuvage, ce livre est plus que cela. Et pourrait être cet espace où réunis, verres contre vers, nous parlerions ensemble évoquant dans la clameur de nos bouches nos souvenirs les plus chers.

     

    Hervé Martin

  • Une forme de corps

    Au cours de l’été dernier j’ai assisté à un spectacle de flamenco, animé par la formation d’une école de danse de Marseille. À maintes reprises je fus touché par des séquences, précises et ténues, de ce spectacle. Que ce soit dans le chant flamenco, la danse ou la musique des guitaristes, j’étais fébrilement emporté par ces — séquences — qui entraient en ruptures avec le déroulement d’un spectacle plus traditionnel dans son expression artistique. Survenaient alors sous mes yeux, des cassures de mouvements, des brisures de la ligne courbe du corps, des inclinaisons – imprévues ? — du visage, des bras, de la main ou des doigts… comme s’appréciaient à l’oreille des éraillements de la voix dans le chant ou des modulations vocales inouïes. À ces instants, fugaces, la présence du corps imprégnait l’art du flamenco et me transportait. Cette présence du corps me paraît être ce qui distingue dans l’art, l’existence du singulier en l’émergence de son talent, d’un accomplissement artistique simplement académique. Cette présence du corps en ces distorsions de mouvements, ces éraillements de la voix des chanteurs, élevait ce spectacle flamenco à l’œuvre d’art. Ces mouvements intérieurs qui inclinent le mouvement physique et créent le geste.

     

    La singularité du geste

     

    L’apprentissage d’un art passe par un travail académique. Mais l’expression d’un artiste, fut-il poète, peintre, musicien, se doit de le dépasser dans l’appropriation qu’il en fait. Il modifie ainsi cette -charpente-mémoire- de l’art qui se transmet dans le patrimoine de l’humanité. Une œuvre d’art n’est pas la représentation d’une réalité, nous le savons. Elle est une réinterprétation du monde, la réappropriation d’un espace vital. Dans le flamenco, le corps est présent dans ces distorsions, ces gestes, — ces possibles du mouvement — et dans ces altérations — justes — du chant dans la voix. Et loin de brouiller l’expression de l’artiste elles sont, de l’art, la quintessence. Elles le nourrissent, l’enrichissent, l’élèvent, et avec lui l’être humain dans sa condition de mortel. Ces distorsions sont présence du corps dans l’œuvre d’art. Cette présence matérialise sous mon regard la forme. La forme comme le corps. Une revendication de l’existence au monde, la singularité du geste de l’artiste, la forme donnée en l’art.

    En poésie, qu’elle s’inscrive dans la vision qu’elle nous donne sur la page ou dans la prosodie qui court dans ses vers et vibre dans l’air à leur musicalité, la forme est présence du corps dans l’écriture.

     

    Hervé Martin

  • Entretien avec Gérard NOIRET

    LA POETHEQUE / Bibliographie de Gérard NOIRET

     

     

    Hervé Martin : Poète, collaborateur à La Quinzaine Littéraire et à diverses revues, tu animes également des ateliers d’écriture poétiques auprès de différents publics. Ma première question est un peu provocatrice : apprend-t-on à être Poète ?

    Gérard Noiret : Non. Ce que l’on peut apprendre ce sont quelques conditions nécessaires pour le devenir. Et encore… Personnellement, je ne me perçois pas comme Poète. Dans ce mot il y a trop l’affirmation d’une autre manière d’être. Ma véritable différence est de consacrer beaucoup de temps aux mots, pas toujours écrits. A l’inverse, toute personne qui entreprend un travail artistique est obligée de se penser « poète », « danseur » ou « comédien » à un moment donné de sa vie, parce que sinon, le soi se dérobe. Il existe une espèce d’imposture nécessaire qui crée au départ un « horizon » de rigueur et conditionne l’accomplissement de l’écriture. Une dernière chose : je crois que l’on peut cesser d’être poète parce que le langage se transforme.

    HM : Utilises-tu dans tes ateliers des « techniques d’écriture » ?

    GN : J’espère proposer plus, car le poème établi des connexions avec la philosophie, les sciences humaines et a besoin d’une réflexion sur soi. Cela dit, j’interviens majoritairement sur le « processus d’écriture ». Il produit une sorte d’accélération des connaissances. Il n’y a rien de pire que d’apprendre après trente ans de travail solitaire que Du Bouchet existe ! Dans mes ateliers, je remets les gens en prise avec l’histoire de la poésie. Les contraintes ont toujours rapport avec des poètes, des livres, de la pensée. Je corrige peu. Je ne cherche pas à enseigner un bien écrire. Je m’arrange pour que chacun fasse des expériences de langage. Je m’applique à contrôler qu’ils ont ressenti ce que je voulais qu’ils éprouvent. Au bout du compte, j’espère que les participants ont des chocs. Des profs qui connaissent mille fois mieux la littérature que moi n’ont jamais été confrontés à ce qu’il advient lorsque « on va à la ligne ».

    HM :Quelles sont les raisons qui t’ont conduit à animer cet atelier à l’université de St Quentin en Yvelines en collaboration avec Thomas Dalle  qui  est  percussionniste et  musicien ? 

    GN : J'ai commencé à St Quentin pour une raison anecdotique : je n'avais jamais mis les pieds dans une «fac » et j'étais curieux  de savoir si un autodidacte y avait une  place. Après la 1 ère année s'est posé le problème du développement. Comme j'aime la poésie mise en voix, un responsable m'a parlé de Thomas, lequel m'a semblé suffisamment singulier pour que l'on fasse équipe. Parallèlement, comme je savais où les étudiants en étaient dans leur écriture, j'ai pensé que ce passage de l'écrit à l'oralité les obligerait à s'écouter différemment.

    HM : L'atelier s'est achevé  par  un  spectacle. La mise en voix de poèmes dans un spectacle s'apparente-t-elle à du théâtre ?


    GN :
    Il n'y avait pas - théâtre - dans la mesure où il n'y avait ni dramaturgie ni personnages, mais des moments. L'essence du spectacle, c'était la  sonorité et la qualité des mots. Ce n'était plus de la poésie au sens  de  la lecture muette. Le silence n'est pas le blanc. J'appelle provisoirement ces travaux  des "mises  en voix"  et, quand je serai un vieux monsieur,  je chercherai à trouver de bons  qualificatifs pour  savoir ce que j'ai fait. Lorsque l'on  est sur scène, on avance dans l'inconnu, avec des corps, avec des bruits, avec des résistances  très concrètes. Ce n'est qu'après  - ou avant -  que l'on se pose les questions de  définition.

    HM : Quelles ont  été  les principales difficultés que tu as rencontrées  pour  préparer  ces jeunes poètes  à leur  première prestation  sur une scène ?

    GN :
    J'ai vécu les - problèmes - comme une suite de plaisirs. Pour Thomas et pour moi, chaque individu est une attente différente, « un devenir ».

    HM : Il semble que tu vives et que tu apprécies  dans l'instant  chacun des  moments  de chaque chose que tu fais ?

    GN :
    Il  y a  bien sûr chez moi une conscience du passé et une inquiétude de l'avenir. Mais l'atelier est un temps à part. Il permet de prendre les choses et les êtres  dans leur matérialité, en dehors du quotidien. Il permet aussi de passer  par un  présent «absolu » où tout fait sens : les virgules, les respirations…

    HM : C'est donc une chose que d'avoir un objectif et une autre, que  de l'atteindre. Un projet de mise en scène peut-il  être contrarié par des  réalités?

    GN :  Si l'on a une idée abstraite du spectacle  rien ne marchera, car  les conditions matérielles  du jeu ne peuvent être gommées. A l'inverse, sans réflexion on ne dépasse guère le stade des trouvailles. Il n'est pas caricatural de parler de « cuisine ». On  rajoute, on retire, on laisse s'évaporer…

    HM :Quels  sont les écueils que peut rencontrer un poète qui dit  ses poèmes en public ?

    GN : De croire  que son activité d'écriture  lui donne un acquis scénique. Ce n'est pas comme à la Fac, il n'y a pas d'équivalence. Le lecteur  abstrait - là -, n'est pas le spectateur dans la salle. Pour moi, l'écueil, c'est l'image du Poète qui fait que l'on ne prépare rien, que  l'on exige que l'autre vienne à soi. Je ne supporte pas la mégalomanie, les grands prêtres et leur messe.

    HM : Aujourd'hui,  le travail  du  poète peut-il  être uniquement  écrit ?

    GN :
    Oui. Il y a de nombreux  chefs-d'œuvre  qui sont faits exclusivement pour la page. Le texte écrit n'est jamais restitué à l'identique  dans la salle. C'est comme une traduction. L'écriture-sur-la-page  joue avec une ambiguïté impossible sur scène. Il existe, il faut le dire et le redire, une poésie qui est faite pour résonner dans la tête. Le poème peut dire des choses grâce à la neutralité du blanc et à l'héritage culturel de la page.  Sous prétexte de médias, il ne faut pas oublier que la lecture muette  fut un progrès considérable.


    HM :Le corps dit-il des choses que le poème ne dit pas ? Et l'oralité, ce complément de l'écriture,  peut-elle aider à élargir  le lectorat de livres de poésie ?

    GN : Oui bien sûr ! Que l'on en soit conscient ou pas, le corps émet, le corps ne cesse de signifier. Il suffit d'un geste pendant une lecture pour que, d'un seul coup, quelque chose s'éclaire.  Parfois un incident lors d'une répétition  rend  le texte  infiniment plus intéressant. Et cela on ne peut pas le rajouter  en mots. Ou alors il faut tout re-transposer. Oralité et écriture  entretiennent un rapport dialectique. Il faut que le poème écrit meure avant  d'exister en tant que parole. Cette disparition est source d'autres  vies. Certains mots  sont corrects du point de vue de l'œil mais ne passent pas  sur scène. Ce n'est pas  de la démagogie que de les modifier.  A condition de le faire à partir
    de règles, et non  d'hypothétiques applaudissements. Il en va ainsi des coupes qui ne doivent pourtant  pas être « psychologisées » pour permettre le jeu du comédien. Fondamentalement l'oralité est un genre à part. Elle est impuissante à résoudre  les problèmes du livre. Les réalités ne font que se recouper parfois. Je crois que ce qui est l'ennemi pour le public en poésie, c'est le vers ! Ce n'est pas une raison pour le supprimer quand il existe, même si  dans l'oralité on va au silence et non pas à la ligne. Il ne se joue pas les mêmes choses sur la page et dans le temps réel. Maintenant, pour une approche plus fine  de termes tels  que orale, oralité…disons que nous aurions dû passer par  Meschonnic ou Jean-Paul  Goux.

    HM :Quelle  est selon  toi  l'importance d'une  émission  radiophonique comme  « Poésie Studio »  sur France Culture ?

    GN : Cette émission  développe un public non pour la poésie en général mais pour  une part spécifique  de celle-ci. Il est démagogique d'opposer la radio  et le livre, la télévision et le livre, et d'une manière générale,  d'introduire dans son  raisonnement des  critères d'audience ou d'audimat en art.


    HM :Que penses-tu  «Des Poétiques » ?

    GN
     :  Dans - Les Poétiques -,  ce qu'il faut savoir c'est que les poètes ne disent pas vraiment leurs poèmes face à un public. On a des écouteurs sur les oreilles et un  micro directionnel, on est devant  un pupitre et on est soumis à la prise de son. Ce  qui compte, c'est ce qui  après,  existera  sur les ondes. J'avais  pour me guider une sorte de chef d'orchestre : Claude Guerre. J'étais donc à la fois face à une salle et conditionné par la retransmission. C'est autre chose que ce dont nous venons de  parler.

    HM :Finalement,  les mots  sont ils  «Sens »  ou  «Son » ?

    GN : En  dernière instance, je donne toujours la  priorité au  Son  sur le Sens. Mais  encore faut-il qu'il y ait Sens et tension entre les deux. Il y a une phrase de Valéry qui dit :  «le vers c'est l'hésitation prolongée entre le Son et le Sens. » Je remplace volontiers hésitation par contradiction. C'est  plus proche de moi.

     

     Note: Cet entretien a été réalisé à la suite d'un atelier organisé à l'université de St Quentin en Yvelines en 1999 dans le cadre de Banlieues Arts

  • NOUS - Maurice REGNAUT

     La bibliographie de Maurice Regnaut

     

     

    Poète, écrivain, homme de théâtre, Maurice Regnaut dont les premiers livres furent édités par l’éditeur JP Oswald nous donne ici son dernier livre. Maurice Regnaut vient de mourir sans pouvoir accompagner la sortie de NOUS qui vient de paraître aux éditions Dumerchez. Maurice Regnaut fut associé à l’aventure du TNP, collabora à la revue Théâtre Populaire et fut longtemps membre du comité de rédaction d’Action Poétique. Il a été également le traducteur de Brecht, Rilke, Fassbinder, Kosztolanyi et d’Enzenberger.

    « Parler / c’est être / à la fois toi et moi »

    Ce vers, parmi les tous premiers du livre situe l’acte de parler au centre de ce livre. Parler dont écrire ici est synonyme, est pour Maurice Regnaut la création d’un espace commun. Lieu de rencontre, épicentre social et de partage, le livre circonscrit le territoire de cet espace là. Par une mise en voix des mots du poète dans la bouche du lecteur et par l’usage abondant de toi et de moi qui entretient cette confusion quant à celui qui parle, Maurice Regnaut fait du livre ce lieu d’une parole partagée et conjointe. Le livre composé de plusieurs textes est un même et seul poème écrit sans aucune lettre majuscule. Et peut-être faut-il entendre ici l’Être, toi et moi sans distinction aucune, pour porter d’un coup l’auteur et le lecteur sur un même pied d’égalité. D’ailleurs les mots toi et moi, à l’encre rouge, sont écrits respectivement sur deux pages consécutives, paire et impaire, et réunis en un même lieu du livre. Nous est le livre d’une parole vraie, poétique et partagée. Elle est omniprésente, écrite, lue, entendue, prononcée, comme l’est l’accompagnant dans une musicalité, ce rythme investissant la forme de l’écrit avec ces blancs, ces  mots seuls pour toute forme de vers ou déploiement sur l’espace de la page. Rythme lové dans un jeu de sonorités et de répétitions, le plaisir est aussi auditif. Il faudrait analyser plus précisément l’écriture de Maurice Regnaut pour observer ce travail omniprésent, sur la prosodie de sa langue, sur ces syncopées de la répétition façonnant à la lecture des lignes musicales, nous conduisant intuitivement peut-être à celles inscrites dans des comptines d’enfances.

    En dépit d’une forme qui laisserait à croire à une désarticulation du langage, ou à une primauté d’une construction graphique des textes - en page 16 un poème laisse deviner comme un visage, peut-être celui du nous commun -, l’écriture est limpide. La lecture du livre me fait songer à un acteur seul en scène en prise avec un monologue (un monoulogue ?) et me rappelle que Maurice Regnaut est aussi un auteur de théâtre. Ce long poème NOUS  est écrit  pour une seule voix, toutes deux  – toi et moi –  réunies.  Lisez le à voix haute ! Vous êtes seul, mais soudain, vous ne saurez plus qui de soi est l’autre. Qui du toi et du moi est ce corps qui est vôtre, capté soudain par ce nous, sa présence que la lecture rend crédible. Maurice Regnaut nous a quitté et le voici pourtant présent près de nous dans ce livre. Lorsque nous portons notre voix dans ses vers, le poète met sur nos lèvres ses mots, transformant notre lecture en ce lieu privilégié de la rencontre, par le partage de la parole et ces vers dits à haute voix. Car pour Maurice Regnaut, parler, c’est exister ! Exister l’un par l’autre, exister dans ce partage et d’écoute et de mots.

    « Nous éternels » sera l’ultime vers du dernier livre de Maurice Regnaut. Et quoi qu’il représente, ce pronom personnel  est porteur d’une opposition symbolique face aux orientations individualistes de nos sociétés occidentales. Ce « Nous éternels » est l’espace commun d’une rencontre que la parole partagée crée. La parole vocalisée et la parole entendue, la parole écrite et la parole lue, la parole prononcée «  pure, juste, vraie » qui donne à l’autre, cet autre nous-même, une existence sous un regard d’altérité et sous celui du monde.

     

    Hervé Martin

     

  • MONSTRES MORTS - Jean-Pascal DUBOST

    La Poéthèque: bibliographie de Jean-Pascal DUBOST

     

    Obsidiane

    N° ISBN : 2 911914 81 3

    Janvier 2005

    120p

    15€

     

     

    Avec MONSTRES MORTS Jean-Pascal Dubost fait paraître aux éditions Obsidiane son quatorzième ouvrage.

    Ce livre comporte environ quatre-vingt-dix poèmes répartis dans cinq ensembles dont celui intitulé Maman qui débute le livre et qui est composé d’un seul poème au titre éponyme. Dans ce livre Jean-Pascal Dubost montre une prédisposition pour des  titres débutant par la lettre M, puisque cinq titres des six ensembles débutent ainsi : Maman, Moments, Monstres, Morts, Mille Morceaux. Sans doute la redondance de cette consonne rappelle-t-elle la présence omnipotente de la mère. Figure incontournable  - s’il en est - et à laquelle chaque être doit la vie.

    On pourrait longuement interroger les significations multiples du mot monstre pour y déceler les intentions de l’auteur dans l’écriture de ce livre dont les premiers textes ont été écrits en novembre deux mille. Mais de toutes les acceptions possibles du mot, j’en retiens particulièrement deux que j’associe et qui sont, cette chose bizarre, formée de parties disparates, et, ce texte formé de syllabes quelconques que le compositeur remet au parolier comme canevas pour le rythme. Deux définitions -  vieillies - qui remontent au XVI siècle, à ce que nous en dit Le Petit Robert. J’y vois assurément le livre, composé de poèmes et le rythme de ce langage qui sourd à leurs lectures. Et ce livre, par ses poèmes et le rythme de leur écriture, capte vivement l’attention du lecteur. Poèmes courts en prose justifiée. Au rythme jamais musicalement euphonique, mais plutôt dissonant comme heurté avec cette écriture où le lecteur doit toujours tenir ses sens en alerte.

    On découvre  l’enfance, les poètes, les morts  mêlés à cette arythmie de l’écriture et à des mots qui jaillissent – vieux, rares ou oubliés – et qui seraient dans ces textes comme des stèles posées en ces proses poétiques pour commémorer  -  peut-être ? - l’absence de ce qui est perdu à jamais, ces moments qui ne reviendront plus.

    Avec ces poètes, que sont nos contemporains Daniel Biga, Valérie Rouzeau, François de Cornière...nous croisons aussi des figures qui firent l’actualité des années soixante dix. J’ai ainsi cru reconnaître les traits du cycliste Bernard Thevenet, ceux de la gymnaste  Nadia Comaneci, du chanteur Mike Brandt ou de François Cevert qui mourut dans un accident de course automobile. Et soudain je songe au titre d’un livre de Benoît Conort que je ne peux m’empêcher de paraphraser : oui ! cette vie là, est aussi la nôtre !

    Chabrot

    Qu’on gratte cueuillère au fond de l’assiette de / soupe y ayant versé vin, que ça s’accompagne du / verbe faire et alors, la mémoire se porte-t-elle / mieux que tu refais le geste, avec variante, puisque / ton grand-père est mort, en question ?

     

    Hervé Martin

  • Anamorphoses - Marie-Claire BANCQUART

     Bibliographie de Marie-Claire Bancquart

     

    Ecrits des Forges (Québec) / Autres Temps (Marseille) 

    N° ISBN : 2  84521 146 5

    116 pages

    15 €                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

     

    Sous le titre de ce livre – Anamorphoses - Marie-Claire Bancquart réunit trois ensembles de poèmes - D’ailleurs; Paris plain-chant ; L’énigme, intacte -. Sous la double nature du voyage, réel et intérieur, ils ne cessent dans la succession des  poèmes qu’ils nous proposent d’interroger le monde. Le questionnement est aussi un voyage.  Voyage de soi vers l’altérité, avec le mystère en horizon qui guide dans cette découverte. Questionnement qui s’appui sur  l’expérience intime de l’Être et  qui émet des hypothèses pour répondre à  – l’énigme –. Énigme qui préside à la mémoire de chaque homme face à sa présence au monde. Les anamorphoses procèdent d’une alchimie poétique propre à chaque poète. Alors, comme en des traductions singulières de la vie,  les poèmes surjettent le pan du réel avec celui de l’imaginaire et tissent des liens entre  la réalité des choses et la nature de l’auteur. La poésie fait son œuvre dans ces transmutations, ces anamorphoses que nous offre Marie-Claire Bancquart.

     

    L’anamorphose

    Dans un poème  D’ailleurs  l’anamorphose s’accomplit dans la superposition de visages :

    « ah  pourquoi / se superposaient subitement le visage / de la belle présentatrice de télévision, sur la terrasse,/ annonçant avec politesse une guerre probable / et la figure exténuée de cette femme ? »

    Ce que la mémoire oublie, l’inconscient le préserve en faisant  resurgir des souvenirs enfouis pour soudain les mêler au réel. Lapsus, acte manqué procèdent différemment mais sont du même ordre . Le rêve également, dont on sait qu’il déforme les sujets, les êtres ou les lieux en ne conservant d’eux que leurs principes essentiels. L’anamorphose est une traduction et une appropriation du réel par le Poète. Le poète devient alors un rêveur éveillé.

     

    S’en aller

    C’est de voyages que nous entretient ce livre. Voyages réels et géographiques vers Mexico, New York, Ceylan, le Québec ou l’Italie quand les rencontres et les visites réactivent la mémoire des connaissances et des souvenirs. Voyages vers l’Autre, en sa propre rencontre parfois dans le miroir. Voyages intimes vers les sources de sa propre image. Périples intérieurs en sensations,  perceptions et remémorations de la mémoire.

    « Peintresse en songes et mensonges,/ tête chaude, tête brûlée, /où t’en vas-tu ? »

    S’en aller ? Comme le héros d’un roman picaresque. En quête d’un graal irrévélé et répondre à l’énigme qui taraude tout être sur l’existence humaine :d’où vient l’homme ? S’en aller, c’est d’abord songer en ce pays de l’imaginaire afin que rien ne soit laissé sans réponse et que chaque vie se révèle grand jour :

     

      »Choses, le contact avec elles / murmure/ à travers nos pores / une autre liaison encore/ sinon, pourquoi des cellules auditives dispersées / dans l’épaisseur de notre peau entière ? »

     

    S’en aller, c’est partir pour ce voyage qu’entreprend le Poète à la découverte d’invisibles. Quand ce mot rassemble sous son nom ce que nous ne voyons pas, mais qui existera  dès lors qu’il sera nommé.

     

     

    L’énigme

    L’ensemble L’énigme, intacte naît de l’observation de tableaux  – Uccello, Titien, Caravage, Poussin –.Ces œuvres entraînent le poète dans des pérégrinations intérieures. Les énigmes qu’elles suscitent rejoignent les préoccupations de l’observateur :

    « Le triangle restreint s’ouvre à l’infini, vers le haut / une minute il nous a offert de cerner l’incernable/ et maintenant il nous entraîne, arrachés / au lieux, aux mots, vers quel à-côté ? »

    Les oeuvres émeuvent les êtres qui les regardent et les interrogent en recherchant en elles, si ce n’est une réponse, du moins une complicité entière.L’observation du tableau transporte le poète. Et par anamorphoses, il nous donne ces poèmes. Comme des digressions poétiques, elles sont reflets, miroitements de l’être, face aux questions qui demeurent sans réponse :d’où venons nous ? Où allons nous ?

    « Nous vivons mélangés / aux miroirs, aux feuilles, aux étoiles / mais dans quel instant de l’espace ? »

     

    HM

  • La faim des ombres - Jean-Baptiste PARA

      

    Bibliographie de Jean-Bapiste PARA

                                                 

     

      Prix Apollinaire 2006
     

    ÉditionsObsidiane                  

    N° ISBN : 2. 911914. 91. 0                                            

    1e Trim. 2006                                                         

    13 €                                       

     

     

    Jean-Baptiste Para est poète et critique d’art. Rédacteur en chef de la revue Europe, il est aussi le traducteur de poètes indiens, russes et italiens. On ne peut l’omettre durant la lecture de ce livre tant il apparaît qu’une part importante de la poésie de Jean-Baptiste Para prend ici ses sources dans de nombreuses références  littéraires et historiques des cultures russes et indienne.

    En effet, La faim des ombres  avec ses poèmes portant des titres aux résonances slaves, Svelta, Iannis, Tatiana, Sviatki ou ceux faisant expressément référence à Pouchkine, au mouvement des Décembriste et  à l’un de leurs protagonistes Kondrati Ryleïev, nous renvoie à la Russie. Comment aussi ne pas songer à la poésie d’orient, avec ce poème faisant référence au poète afghan Mirza Abdul-Qader Bedil ou par l’emploi du gazhal, cette forme de poème d’origine perse très prisée par le poète indien  Mirza  Ghalib, pour lequel un tombeau poétique à été écrit pour le dernier ensemble du livre. On remarquera également ce poème intitulé  Rosa L  comme en hommage à Rosa Luxemburg. Cependant, La faim des ombres,  titre éponyme du premier et plus important des ensembles, en comporte trois autres dont deux semblent motivés par des éléments d’ordre plus intimes. Mais ce qui est propre à l’ensemble du livre est l’écriture. Je la dirai ciselée, claire, musicale, sensible... Les poèmes ne présentent pas une unité de forme sur tout le livre. Seule, peut-être le gazhal, cette forme ancienne de poésie persane, formée de distiques aux rimes sonores et récurrentes sur thème d’amour et de passion, est employée à plusieurs reprises.

    Enigmatiques, tenant leur existence d’histoires singulières, la plupart des poèmes semble narrer des scènes qui auraient pour lieux les vérités d’une mémoire secrète ou intime. Serait-ils des étapes de l’épopée individuelle d’un lecteur qui traceraient ainsi cette faim des ombres ? « Toute épopée est la face claire d’un cauchemar » rappelle le premier vers d’un poème. Quel serait alors ce cauchemar ? Quelles nourritures pourraient apaiser l’appétit de ces ombres ? Au cours du premier ensemble deux poèmes se suivent : Mémorial et Tribut. Faut-il les lire dans ce jeu de miroirs qui s’avance ? Faut-il voir ici le creuset de ce livre ? Comme une mémoire que le poète ressusciterait afin qu’une reconnaissance personnelle (voire universelle ?)  soit rendue aux êtres élus par le poète. Les poèmes paraissent être des morceaux de temps arrêtés dans la mémoire. Ils sont comme des pas dans les pas de ceux qui vécurent. Les vers recréent des bribes de temps passé pour que s’animent à nouveau dans les poèmes les absents qui furent des proches ou des familiers découverts au contact amical des livres.

        Tout ce qui fut aimé, les lamiers de Russie, le partage et le chant / sous les hautes orties blanches,

         l’aboi des chiens,/la branche qui cogne à la vitre, la rosée des enfances, / …

    Le poème Frère et sœur, dont les premiers vers ci-dessus sont extraits, pourrait à lui seul signifier et ce qui inspire le livre et ce ferment dont il serait extrait : cette braise qui brûle le creux du cœur vivant du veilleur demeurant tout auprès de ces ombres. Entre cet ensemble éponyme et le Tombeau de Mirza Ghalib qui clôt le livre, deux autres ensembles, Où luisent les loutres et L’Inconcevable, paraissent plus liés à l’expérience vécue du poète. Deux ensembles qui laissent poindre en de très beaux vers, une vive acuité : J’ai senti sur tes flancs une odeur âcre de bête mouillée,  /  la pudeur fut la source abondante du désir. ;des sonorités musicales : Nous étions allongés tête-bêche dans la barque,/ ignorant que le ciel avait déjà blanchi à l’est. ; et des métaphores : le cœur de l’enfant est petit comme un œuf orné de lettres noires ou encore : Désormais il portera seul sa tristesse, comme un bol à ne pas renverser.

     

    Dans ces deux ensembles on découvre les sonorités d’une écriture sensible qui ne tombe jamais dans l’excès et dont la maîtrise épargne toujours la pudeur de l’auteur. De ces deux ensembles, L’Inconcevable est celui qui m’a le plus touché en cette rencontre d’un enfant avec à cette inconcevable mort, cette absence à jamais, loin de nous nos aimés. Comment comprendre cela ? Ce que pourtant chacun de nous a éprouvé un jour de notre vie. Ce qui perdure dans un silence intérieur de vivant, cette expérience de la perte et du manque à la fois et qui entame dès lors la juvénile espérance. Avec L’Inconcevable Jean-Baptiste Para cerne, au plus juste, cette réalité incontournable percutant l’histoire d’un enfant dans l’un des moments les plus marquant de sa vie d’homme, lorsque l’être trop jeune encore prend conscience de la finitude des siens et de la perte à jamais, dont la sienne en puissance.

    Sans doute Jean-Baptiste Para réussit-il, par cet ensemble notamment, à traduire la quintessence close en ces deux vers :

         Ma langue est la rose fermée / par où l’ombre descend.

    C’est vrai, l’ombre descend dans les vers, descend tout doucement, dans des vers bercés de tendresse et de reconnaissance. La faim des ombres est  un livre écrit sous le signe de l’hommage et de cette reconnaissance du poète envers les siens, élus et proches. Assurément, le livre est une offrande tournée ici en direction d’un soleil levant.

     

    Hervé Martin

  • Pris dans les choses (1985-2002) - Gérard NOIRET

    Biobibliographie de Gérard NOIRET 

     

     

    Obsidiane           

    N° ISBN : 2  911914  58 9

    115 pages

    15 €    

     

      

     

    Ce sont des poèmes écrits entre 1985 et 2002 qui composent  le huitième  livre de Gérard Noiret. Ces poèmes  pris dans les choses  -de la vie-    sont comme des  miniatures, des instantanés de l’existence. Le regard est une des voies de passage du monde vers notre vie intérieure et si les poèmes de Gérard Noiret sont très visuels,  il ne s’agit là que d’un premier niveau de lecture.

    En observateur assidu Gérard Noiret pointe avec acuité les détails, les gaucheries, les désarticulations de notre société contemporaine. Il saisit ces scènes et dé-couvre pour le lecteur, les êtres sous une autre apparence que celle d’une réalité aperçue dans le champ d’un regard. Si on songe à Ponge, dans ce percement du réel et par ce titre, je pense également au cinéaste Claude Sautet et à son film Les choses de la vie. Scènes de vie dans l’espace commun de la ville où les êtres se regardent, se rencontrent, se désirent, tel ce Sisyphe heureux devant cet éclair de 7 H 01 dans le premier des poèmes du livre. Dans ce quotidien là pas de banal mais une vision en contradiction avec ce vocable qui réduit la vie en une morosité mécanique.  Sous le regard de Gérard Noiret, de ces scènes, surgit la quintessence des vies. En touches  précises, ténues, il éclaire un geste, souligne la lumière d’un regard ou accentue une absence – celle d’une mère dans le poème intitulé Baie vitrée - un précipice parfois dans la trame d’une existence. Il place les protagonistes au centre de la scène de  vie. Gérard Noiret aime les êtres. Il les élève et l’être en eux, alors, plus qu’un corps qui se découpe dans notre champ de vision, s’éclaire d’un coup dans une perspective qui réunit  l’individuel et l’universel, la nécessité et l‘implicite, le libre-arbitre et la contrainte. Sans doute à ce moment la vérité et la justesse ne sont jamais si près.

    La poésie de Gérard Noiret n’est pas monosémique. Ni dans les espaces qu’elle suscite chez le lecteur, ni par la forme qu’elle esquisse par l’organisation du  livre,  la variété formelle des poèmes ou la nature des vers  Dans les poèmes polyphoniques (Incertaines créatures, Dans les réserves,…) on  devine une approche  du théâtre que Noiret affectionne.  Les vers dans ces poèmes  – plusieurs soliloques –  comme en strates superposées, se frottent, se contrarient et s’agrègent vers un sujet absent : l’ellipse  d’un destinataire que le lecteur investi. Ce qui est évoqué ici  l’est à partir des propositions  de vers qui se complètent par touches, en sujétions ou en affirmations, nous rappelant  que nul ne possède la vérité et que la justesse,  - celle de l’approcher au plus près -   réside dans les voix de la communauté.

    Cette forme  polyphonique qui emploie l’esquisse et la suggestion,  permet à ce qui est ressenti de se régénérer. Ce qui est dit  ne réside pas uniquement dans ce qui est écrit, mais se construit à mesure dans l’esprit du lecteur par une dynamique que le langage déploie. Cette succession de vers – dont on ne retrouve pas nécessairement  la prolongation du propos à la ligne…crée et laisse en nous des sensations, fortes et floues. Elles nous éprouvent  comme devant des aquarelles où le regard cherche indéfiniment,  formes et reconnaissances.

    C’est un livre en forme de trait d’union, un livre  écrit sous l’auspice  des poètes. Qu’ils soient disparus ou nos contemporains bien vivants, ils parsèment le livre en de nombreux   titres et dédicaces. Ainsi ces hommages à Follain, Michaux  ou ces dédicaces aux pairs que sont  Maulpoix, Goffette , Conort ou Boddaert. Outre la poésie, la peinture par ces hommages  à Arcimboldo, à Ernst ou  à Jérôme Bosch y est représentée, tout comme la musique, l’architecture ou le théâtre le sont au cours du livre, de manière allusive et par touches.

    Par le poème qui clôt le livre Hommage aux 13 juillet,  Gérard Noiret avec ironie et désenchantement, stigmatise l’indifférence  qui prévaut aujourd’hui,  malgré les augures parfois sombres  annoncés à grand voix, en des vers éprouvés par nombre  de poètes.

    Puis rejoignons à nouveau les Amants dans leurs poèmes éponymes qui parsèment  le cours du livre. Ils demeurent un fil d’Ariane d’espoir et sont comme une queue d’étoile filante qui traverserait le livre  dans un ciel pourtant gris.

     

    Hervé Martin